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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 24 juillet 2003

Questions, doutes et supputations

Quand les vendeurs de malbouffe eux-mêmes prétendent s'acheter une virginité en finançant des programmes d'éducation physique et en enseignant la diététique, il serait étonnant de ne pas trouver derrière les régimes politiques quelques amoraux et talentueux faiseurs d'images. Il faut même se résigner, moi le premier, à ce que la recherche de la vérité comprenne plus de décodage que de cueillette, plus de démaquillage que de lecture, plus de doute systématique que d'adhésion spontanée. On peut en éprouver du dépit, mais puisque la paranoïa aide à départager propagande et information, autant la mettre à contribution.

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Plusieurs personnes, pas plus soupçonneuses que la moyenne, me demandent si j'adhére à la thèse du suicide de David Kelly. Question embarrassante. Oui, il me paraît plus que probable que David Kelly se soit suicidé, mais je n'ai, comme dirait un avocat, que des preuves circonstancielles à présenter en faveur de cette hypothèse. Il serait hasardeux, tout simplement, de recourir au camouflage quand des dizaines et des dizaines de policiers ont participé à la recherche du corps. Le risque est énorme que l'un des policiers parle un jour de ce qu'il a vu et n'aurait pas dû voir. Preuve bien fragile? Je l'admets. Je suis moi-même horrifié de ne pouvoir placer ma réponse sur le terrain moral, de ne pas pouvoir dire que « jamais ils ne feraient cela ». Qu'on soupçonne le pouvoir politique d'en être encore aux tristes traditions du couteau et du poison, aux moeurs d'Agrippine ou des Borgia, cela est un drame.

À l'inverse, je suis étonné du lien tenace qu'on établit spontanément entre le suicide et le découragement. Contre la thèse du suicide, on invoque, par exemple, l'aptitude de David Kelly à faire face à la musique. On estime le suicide d'autant moins probable que l'interrogatoire avait poussé Kelly à la colère plus qu'à la dépression. C'est, me semble-t-il, accepter une vision monochrome du suicide. Montherland, Diogène, le jeune Werther, Ophélie, Bruno Bettelheim, Althusser, Paul Desrochers, Hubert Aquin, Pauline Julien, John Robarts n'ont pourtant pas tous suivi un cheminement unique pour parvenir à la même décision. Tout comme il n'est pas possible, contrairement à ce que laisse entendre Barbara Victor avec son habituel simplisme, que toutes les femmes kamikazes soient programmées par autrui. David Kelly était un battant suffisamment costaud pour indisposer Saddam Hussein lui-même, mais cela ne rend pas son suicide impensable. Quand la cavalerie polonaise se lançait contre les blindés nazis, elle se suicidait en parfaite connaissance de cause. Cédait-elle à la dépression?

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Que donnera l'enquête de lord Hutton et quelles en seront les victimes? Ces questions se posent aussi bien au sein de la BBC qu'autour du premier ministre Tony Blair, aussi intensément dans les milieux journalistiques que chez les conseillers politiques. Au stade actuel, on ne peut fonder des supputations le moindrement sérieuses sur les propos tenus par le juge chargé de l'enquête. Sans qu'on puisse lui en faire reproche, lord Hutton souffle en effet le chaud et le froid : il décidera selon son jugement personnel, mais il ne débordera pas le cadre donné à son travail. Allez prévoir!

Tenons-nous en donc à d'humbles supputations. Plusieurs acteurs sont en scène : un gouvernement guerrier et manipulateur, un journaliste peut-être trop soucieux de popularité, un scientifique trahi par le ministère qui l'emploie et qui n'aime pas son franc-parler, un grand média pris en grippe par le conseiller en communication du premier ministre... Le scientifique, David Kelly, broyé entre le gouvernement et la BBC, a déjà payé de sa vie son entêtement à dire ce qu'il pensait, en tant que scientifique, des capacités militaires de l'Irak. La BBC, média prestigieux s'il en est, fait face à des risques énormes, en raison surtout du comportement vicieux du ministère de la Défense. À mesure que les heures passent, on voit mieux, en effet, la responsabilité des employeurs de Kelly. Un fait, terriblement incriminant, émerge : le ministère de la Défense, employeur de Kelly, aidait lui-même les médias à identifier Kelly comme source de la BBC. Dès lors, la discrétion professionnelle souhaitée par la BBC devenait sans objet. Peut-être est-ce pour cette raison que la BBC, dans une étrange volte-face, a dévoilé le nom de Kelly. Cela rend la BBC doublement vulnérable : il lui faut justifier cette volte-face, tout comme il lui faut démontrer que ses reportages respectaient la pensée de David Kelly.

Dans ce contexte, la BBC a peu de chances de s'en tirer indemne. Pour rescaper son journaliste Gilligan, il lui faudrait accabler David Kelly et démontrer qu'il a tenu devant les députés un discours autre que celui qu'ont cité les journalistes de la BBC. Je doute que la BBC soit tentée par ce type de défense qui heurterait le sentiment populaire. Elle préférera peut-être admettre que Gilligan a « coloré » quelque peu les propos de David Kelly, ce qui lui permettrait d'affirmer encore et toujours que, somme toute, l'interprétation - ce qui n'est pas le verbatim - n'a rien déformé.

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Le gouvernement Blair l'emporterait donc? Ce n'est pas si simple. Depuis Pyrrhus au moins, on sait que certaines victoires causent plus de dégâts que la défaite. Que lord Hutton le permette ou pas, la question centrale demeure, en effet, celle de l'agression contre l'Irak. Était-elle justifiée ou non? Tony Blair s'entête à dire que oui, David Kelly n'en était certes pas convaincu. En donnant la parole à David Kelly, la BBC a peut-être durci le plaidoyer du scientifique, mais elle a utilement rappelé que les preuves promises par Tony Blair pour justifier son suivisme guerrier font toujours défaut. Si Blair et ses comparses du ministère de la Défense continuent à affirmer sans prouver, le public retiendra que Kelly et la BBC, malgré tout, se battaient ensemble contre le mensonge. Et les dommages causés à la BBC seront négligeables par comparaison au désastre politique que connaîtront Blair et son ministère de la Défense.

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Je reviens sur une facette déjà mentionnée dans cette affaire : l'interface entre le politique et les services publics. Le conseiller Campbell prétend n'avoir intimidé aucun des auteurs du rapport au sujet de l'Irak, mais le pachyderme qui piétine la porcelaine perd lui aussi conscience de son poids. Le comité qui a interrogé David Kelly ne savait pas non plus où s'arrêter. À au moins trois reprises, David Kelly a demandé à ses tortionnaires de poser telle question à son employeur; vainement chaque fois.

Ce problème de l'interface constitue pourtant une constante. Il y a belle lurette, le criminologue (et futur politicien) Guy Tardif écrivait un livre intitulé Police et politique (L'Aurore, 1977). Il essayait d'y définir une délicate interface. Pourtant, quand est survenue la crise d'Oka, jamais on n'a su clairement qui, de la Sûreté du Québec et du ministre responsable de la police, avait donné l'ordre de briser le blocus des Autochtones. Si lord Hutton n'essayait pas de savoir si, oui ou non, le cabinet politique de Tony Blair a essayé d'infléchir le jugement technique des services secrets, son enquête perdrait une bonne partie de son utilité.

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Avant d'affirmer, comme l'a fait candidement Radio-Canada, que « la presse britannique se déchaîne contre la BBC », peut-être serait-il décent de regarder de quels médias vient la hargne. Si les médias qui obéissent aux patrons Conrad Black et Rupert Murdoch critiquent la BBC, il ne faut pas s'en étonner. D'une part, les normes éthiques de la BBC leur sont étrangères. D'autre part, Black et Murdoch aimeraient que la BBC soit démembrée et ses dépouilles vendues à l'encan.

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Un ultime souhait : que l'on ne profite pas de l'enquête Hutton pour confondre liberté journalistique et militantisme politique. Un média, fût-il public comme l'est la BBC, a le devoir de débusquer le mensonge où qu'il soit. Démontrer que Blair a menti, c'est d'intérêt public. Cela ne donne pas à la BBC ou à quelqu'autre média le droit de privilégier le discours pacifiste plutôt que le plaidoyer guerrier. Dénoncer le mensonge gouvernemental, ce n'est pas toujours pactiser avec l'opposition.

Laurent Laplante
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