Dixit Laurent Laplante, édition du 11 août 2003

Les démocrates et la paix

Les médias américains font état d'une sérieuse détérioration de la popularité du président Bush. Certains avec dépit, car ils tablaient sur un long règne républicain et avaient aligné leur politique éditoriale et leurs calculs financiers sur cette éventualité. D'autres réagissent avec enthousiasme, car ils retrouvent une plus grande marge de manoeuvre et craignent moins de heurter une opinion publique qui, pendant des mois, a approuvé Bush à hauteur de 80 ou 85 pour cent. Un des indices les plus probants du changement d'atmosphère, c'est au sein du parti démocrate qu'on le trouve. Les candidatures se font plus nombreuses, les attaques plus cinglantes, les espoirs de victoire plus affirmés. Un problème demeure : les opposants à Bush n'ont pas encore trouvé le moyen de neutraliser l'attrait de la guerre sur l'opinion. L'agression contre l'Irak a rendu les démocrates à ce point muets que la Maison blanche prépare déjà la prochaine guerre, celle qui lui vaudrait retour de la ferveur populaire et réélection.

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Aujourd'hui encore, l'empressement avec lequel les démocrates ont partagé les vues républicaines à propos d'une agression contre l'Irak constitue une hypothèque paralysante. Sans examen, de confiance, terrorisés à l'idée d'être perçus comme de mauvais Américains, les démocrates, en effet, se sont si vite ralliés au camp belliqueux qu'ils hésitent maintenant à avouer leur naïveté. Même la stérilité des recherches pour localiser les fameuses armes de destruction massive de Saddam Hussein ne constitue pas pour eux une absolution satisfaisante. Professionnels de la politique, censément renseignés sur les propensions de l'équipe républicaine à la manipulation, payés pour poser des questions et exiger des preuves, ils se sont comportés comme de serviles courroies de transmission. Trop rares sont ceux d'entre eux qui peuvent se vanter d'avoir rappelé à une opinion survoltée les règles constitutionnelles et l'importance de la vérification. « Si tu peux conserver ton courage et ta tête quand tous les autres les perdront », disait Kipling, « tu seras un homme, mon fils ». Les démocrates se sont montrés résolument juvéniles.

Non seulement les démocrates ont trop vite béni une agression sans raison d'être, mais ils tardent infiniment trop à reconnaître qu'ils ont été roulés dans la farine. Dans une culture qui s'adonne aux confessions publiques et aux « renaissances » multiples et salvatrices, confesser sa naïveté comporte pourtant assez peu de risques. Expliquer sa candeur en arguant du cynisme et de l'amoralité des gouvernants républicains réduirait d'ailleurs les dommages à peu de choses. Tant qu'ils n'auront pas remis ouvertement en question leur endossement à l'invasion de l'Irak, les démocrates traîneront un boulet.

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Les démocrates, en plus d'exorciser enfin l'agression dont ils se sont bêtement faits les cautions aveugles, doivent se prémunir dès maintenant contre la prochaine poussée de fièvre guerrière de la Maison blanche. Espérer qu'elle ne viendra pas, ce ne serait plus de la naïveté, mais de l'incompétence politique. On me trompe une fois, je suis un naïf; on me trompe deux fois, je suis un imbécile. Autant et plus que Margaret Thatcher, qui a dû son salut politique à la guerre des Falklands, George W. Bush a établi un lien entre la guerre et sa popularité. Tant que les États-Unis ont pu maintenir l'état d'alerte, le président américain décourageait toute opposition. Depuis que se calment les inquiétudes, les Américains recommencent à se partager en deux camps presque égaux. Cela compris, peut-on douter un instant que l'équipe d'apprentis-sorciers rassemblés autour du président américain veuille déclencher un nouveau conflit à temps pour rétablir la popularité présidentielle?

En affirmant que s'élaborent déjà les plans d'une nouvelle agression - et d'un nouvel affolement de l'opinion -, je ne m'abandonne pas à des supputations désordonnées ni à de méchants procès d'intentions. Je me borne à prévoir que des menteurs professionnels vont mentir de nouveau. Ils mentiront d'autant plus volontiers que leur survie dépend de la réélection du président Bush et donc de nouveaux et affolants mensonges. Les USA de George Bush et consorts s'en prendront-ils à la Corée du nord, à la Syrie, à l'Iran? Difficile à dire, mais il est clair qu'un gouvernement en perte de vitesse, inapte à conclure ses guerres par des apaisements convaincants et incapable de relancer l'économie, travaille présentement à faire pousser les griffes d'un Satan imaginaire et aussi terrifiant que les armes de destruction massive de Saddam Hussein. Cauchemar à gonfler à temps pour la réélection.

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Cela devrait inciter les démocrates à désamorcer d'avance la prévisible campagne de peur des républicains. À la guerre préventive des républicains, ils doivent opposer la paix préventive. Rien n'indique qu'ils en voient la nécessité ni surtout la faisabilité (quel mot horrible!). Les espoirs démocrates reposent pourtant sur la paix, que sur la paix et seulement sur la paix. Qu'un conflit éclate et Bush renouvelle son bail de locataire de la Maison blanche.

Les démocrates doivent renouer avec des notions comme la concertation, la consultation, le dialogue. Ils doivent soutenir la tendance incarnée par Colin Powell au lieu de surenchérir sur les scénarios apocalyptiques des Rumsfeld, Ashcroft et cie. Ils doivent, au lieu de dorloter une opinion qui aime à se croire menacée et victime, combattre vigoureusement la désinformation. Pour reprendre l'expression d'un analyste commentant l'intrusion américaine en Irak, « comment un pays qui consacre un milliard par an aux armements peut-il menacer un pays qui dépense au même chapitre 400 milliards par an? » Autre question tout aussi éclairante et dévastatrice, « comment justifier l'assaut de la plus puissante armée du monde contre un pays où plus de la moitié de la population n'a pas 15 ans? » Poser de telles questions, c'est faire progresser la paix. Encore faut-il que les démocrates, systématiquement, renouvellent leur confiance en cette paix. Le bon Américain n'a pas à toujours porter le Colt à la hanche.

Bien sûr, il s'agit d'un pari. Mais ce pari comporte moins de risques et promet de meilleurs résultats que celui qui consisterait à épouser encore les vues des républicains. Battre du tambour aux côtés de l'équipe Bush, c'est disparaître. La seule chance de victoire, c'est de parier sur la constitution pour rogner les ailes des faucons, d'exiger que soient rétablis la circulation de l'information et les droits des accusés, de rappeler à John Ashcroft qu'un enfant est un enfant même s'il est né ailleurs qu'aux États-Unis et que Guantanamo est un chancre dont rougiraient les régimes les moins civilisés, de répéter que les institutions internationales, y compris la Cour pénale, incarnent les valeurs les plus fondamentales des révolutions française et américaine.

« C'est à la tombée de la nuit que l'oiseau de Minerve prend son envol », dit la sagesse grecque. C'est au moment où les valeurs souffrent d'imprécision et sont menacées par la manipulation que la démocratie doit pouvoir compter sur des dirigeants lucides et courageux. La démocratie américaine est à la tombée de la nuit.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20030811.html

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