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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 14 août 2003

Des démocraties malades de certitude

Il fallait entendre ce lundi les propos du nouvel ambassadeur canadien en Afghanistan pour mesurer à quel point le terme de démocratie sert de paravent à un fatras d'illusions. Que l'on puisse sans rire affirmer que la mission du Canada en Afghanistan vise au « rétablissement » de la démocratie dans ce pays, voilà qui en dit long sur l'ingéniosité des diplomates et des rédacteurs de discours, long aussi sur la candeur d'un public qui aime bien se croire un fidèle défenseur de la liberté. La démocratie n'est pourtant pas la contrefaçon à laquelle la réduisent aujourd'hui la Californie, Israël, les États-Unis de George Bush, toutes sociétés où la démocratie souffre et se meurt de certitude.

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Il y a folie démagogique et non démocratie quand, comme le fait la Californie, on réduit le résultat électoral à une simple proposition de départ. Prétendre qu'on renforce le lien entre le pouvoir et le peuple en encourageant l'électeur à se montrer plus irresponsable et plus capricieux, plus versatile et plus amnésique, c'est ne rien comprendre ou, ce qui est pire, ne rien respecter. Ou bien le choix de l'électeur mérite le respect et on s'en accommode, sauf urgence, pendant toute la période prévue par les règles, ou bien il ne signifie rien et on peut, selon les humeurs et les intérêts les moins avouables, renvoyer constamment l'électorat à sa planche à dessin. On ne voit pas, en tout cas, par quelle logique le scrutin qui bouscule le précédent au pied levé échapperait lui-même à un mépris analogue et à un sort semblable. Pourquoi l'élection qui annule l'élection ne serait-elle pas annulée à son tour?

Bien sûr, l'exemple de la Suisse refait surface dans toutes les plaidoieries en faveur d'une démocratie dite plus directe. Le référendum y est une institution qui, de fait, présente l'avantage d'isoler certaines questions et de permettre à l'électeur de se prononcer sur un point précis sans attacher son char à un parti ou à un vaste programme politique. Deux remarques. D'une part, les référendums suisses portent sur des questions délimitées et ne remettent pas en cause l'élection elle-même; d'autre part, ainsi que le laisse entendre la lenteur de la Suisse à accorder le droit de vote aux femmes, la démocratie directe n'est pas toujours une garantie de dynamisme social ou politique. Les femmes votent au Québec depuis 1944, en France depuis 1945, en Suisse depuis 1971.

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Israël aime bien, à domicile comme à l'étranger, se citer en exemple de société démocratique : nul autre pays de cette région du globe ne correspondrait autant que l'État hébreu à cet idéal. Cela est à la fois vrai et faux. Certes, les pays arabes n'ont guère de propension aux élections libres. Par ailleurs, la démocratie agonise au pays d'Ariel Sharon à mesure que s'accroît la puissance militaire israélienne et que l'extrémisme religieux hausse la voix à la Knesset.

Depuis la nuit des temps, l'armée et le pouvoir politique entretiennent des relations difficiles à définir. La Rome antique manifestait une grande sagesse en exigeant des généraux vainqueurs qu'ils respectent le Rubicon. Saint Louis, paix à sa gloire, se montrait infiniment plus imprudent quand, en plus de porter la couronne, de légiférer et de diriger les troupes, il assumait le pouvoir judiciaire sous un arbre ombreux et décidément polyvalent. Israël, de toute évidence, penche irrésistiblement vers ce type de cumul imprudent. L'armée, agissante dans toutes les délibérations politiques, pèse plus lourd que les élus et s'exprime devant l'opinion publique comme si elle exerçait un mandat démocratique. Il lui suffit de prononcer le mot de sécurité pour qu'aussitôt règne l'affolement, que les budgets pivotent en sa faveur et que le pouvoir judiciaire s'incline devant les dangers virtuels évoqués par les généraux. On avait pourtant l'habitude, de façon pleinement justifiée d'ailleurs, de ne pas considérer comme démocratiques les pays, depuis la Grèce des généraux jusqu'à l'Argentine des amiraux, tombés sous la coupe d'une junte militaire. Israël, plus souvent qu'à son tour, encourage les militaires à prendre le pas sur les élus.

Israël s'éloigne de plusieurs autres manières de la gouvernance démocratique. En accordant à la parole divine un poids supérieur à celui du peuple. En ne traitant pas tous ses citoyens de la même manière, ni en éducation, ni à l'égard de la justice, ni face à la citoyenneté.

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À propos des États-Unis, il devient de plus en plus difficile de parler d'un gouvernement démocratique. Certes, ce grand pays demeure capable de sursauts vigoureux lorsqu'il prend conscience des menaces qui planent sur sa vie politique. Il est pourtant manifeste que l'équipe rassemblée autour de George W. Bush se fait, grâce à la lecture de Leo Strauss et d'autres interprètes élitistes de Platon, une conception étriquée et méprisante de la démocratie. Certains humains seraient dignes de ce mode de gouvernement, mais pas tous. Certains individus auraient le droit, de par leur dons personnels, de décider ce que mérite le bon peuple et ce qu'il convient de lui dire. Pour le bien du peuple, auquel on ne révélera évidemment pas les secrets de cette cuisine, on réécrirait l'histoire, on ferait régner un affolement propice au grégarisme et à l'acte de foi, on compliquerait l'accès à l'information en plus de réduire le nombre de médias indépendants. Même les indicateurs économiques, dans cette perspective, seraient sujets à de discrètes corrections. Si l'on ajoute à ces orientations incompatibles avec le « gouvernement par le peuple » l'emprise de caisses électorales colossales sur le processus électoral, il reste bien peu de choses de la réalité démocratique. Ni choix libre, ni pluralisme de la presse, ni reddition de compte transparente.

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Un dénominateur commun apparente ces diverses contrefaçons de la démocratie : la certitude. Certitude d'avoir toujours raison. Assurance d'agir en vertu d'un mandat divin. Conviction de marcher la conscience en paix vers un « destin manifeste ». Conteste-t-on l'expansionnisme israélien que l'on renvoie le malpoli à la bible, indiscutable et éternelle : « Dieu a donné ce sol à Israël. » Tant pis si d'autres dieux disent autre chose; le mien est supérieur et je suis certain de l'interpréter correctement. Ose-t-on reprocher aux États-Unis l'édiction de critères raciaux en matière d'immigration que le critique est sommé de choisir entre le bien, propriété de la Maison blanche, et le mal, lieu analogue aux limbes et menacé pour l'éternité de frappes préventives. Parviendrait-on à rappeler à la Californie qu'elle fut, au temps d'Earl Warren, un incubateur de libertés nouvelles et de tolérance exemplaire qu'elle revendiquerait son droit absolu à transformer cet héritage en arrogante justification de l'anarchie. On ne va tout de même pas lui nier son droit ancestral au « cri primal ».

L'Église catholique, à une autre époque, était si malade de certitude qu'elle perpétra l'inquisition. La leçon n'a pas porté.

Laurent Laplante
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