Dixit Laurent Laplante, édition du 25 août 2003

Figurants demandés pour l'Irak

Même si la demande est formulée par Colin Powell, le moins agressif des lieutenants du président américain, elle n'en est pas moins exorbitante. L'idée même de faire appel à quelques dizaines de pays pour soutenir l'occupation de l'Irak dépasse en effet l'entendement. Quand, de surcroît, la Maison blanche avertit sèchement ses éventuels collaborateurs que leur contribution ne leur vaudra aucun droit de regard sur les opérations, la proposition ajoute le mépris à l'irréalisme. Il faut donc la rejeter fermement, avec presque autant d'étonnement que d'impatience. Une fois le rejet acquis, il restera à souhaiter que chaque pays pris séparément résiste aux pressions américaines qui s'exerceront en coulisse.

Que l'occupation américaine cause chaque jour aux Américains et à leurs satellites anglais et australiens de nouvelles surprises désagréables, c'est l'évidence même. Loin d'être couronnés de fleurs par une population reconnaissante, les GI sont canardés dès qu'ils s'aventurent à plus de quelques centaines de mètres de leurs casernes. Les services essentiels, que les Américains ont détruits comme à plaisir, ne sont pas encore revenus au fonctionnement qu'obtenait la tyrannie de Saddam Hussein. Et les jeunes soldats des forces d'occupation, qui avaient cru aux promesses d'une guerre glorieuse et rapide, expriment leur désarroi par des gestes nerveux et meurtriers. Le Pentagone a beau affirmer devant le Conseil de sécurité que des progrès ont été accomplis, on cherchera vainement des observateurs prêts à accorder aux occupants un diplôme de compétence.

La situation se détériore tellement que des médias américains hier belliqueux, le New York Times par exemple, en sont à conseiller à l'administration Bush de faire machine arrière avant que se réédite le terrible enlisement du Vietnam. Même les cercles militaires les plus obtus admettent, bon gré mal gré, que, oui, c'est d'une guérilla qu'il s'agit maintenant et que les troupes américaines y sont bien mal préparées. Confondre guérilla et terrorisme comme le font certains représentants américains plaira sans doute à George Bush, mais ne trompera que ceux qui veulent l'être. L'enlisement se dessine.

Devant un tel désastre, n'importe quel gestionnaire un tant soit peu rationnel songerait à un désengagement. Nixon, à cet égard, constitue un exemple. Les idéologues rassemblés autour de George W. Bush ne boivent pas de cette piquette. Leur vocabulaire ne contient aucun terme qui puisse exprimer le regret ou confesser l'erreur. Ils n'ont pas eu tort d'entreprendre une guerre sans préparer la paix subséquente, ils n'ont pas encore investi suffisamment de moyens. L'ancien entraîneur du footbal américain Vince Lombardi répondait de façon semblable aux journalistes qui l'interrogeaient après une défaite : « Nous n'avons pas perdu, nous avons manqué de temps. » D'un vestiaire sportif, la boutade s'est hissée jusqu'à devenir la politique de la Maison blanche. Oubliant qu'ils limitaient au départ la présence américaine en Irak à quelques mois, les conseillers préposés à l'embellissement du réel demandent aujourd'hui de deux à quatre ans. Alors qu'il s'agissait de remettre rapidement le pouvoir au peuple irakien, ils se retrouvent aujourd'hui avec un conseil provisoire sans racines nationales et dont dix des seize membres détiennent un passeport américain.

Les apprentis-sorciers vont-ils tenter de limiter les dégâts? Bien sûr, puisque l'échéance électorale qui approche impose un ralentissement des dépenses militaires. Bien sûr, puisque l'opinion américaine ne croit plus à l'existence d'armes de destruction massive et n'accepte pas que des soldats américains meurent pour une cause qui n'en fut jamais une. Mais, dans les calculs de la Maison blanche, limiter les dégâts signifie, fort astucieusement, réduire les coûts américains. Il n'y a plus de dégâts dramatiques si ce sont des pays étrangers qui assument la facture et qui font le sacrifice de leurs soldats. Les États-Unis n'admettent pas qu'ils ont eu tort; ils cherchent à qui faire payer leurs erreurs. Les soldats canadiens en Afghanistan témoignent déjà d'un tel délestage : ils tournent à nos frais autour de l'incendie allumé puis oublié par l'armée américaine.

Tel est le contexte dans lequel a surgi l'hallucinante demande de Colin Powell : des troupes et de l'argent en échange de rien du tout! Après avoir gaillardement clamé que les États-Unis n'avaient nul besoin de l'endossement des Nations unies, voilà qu'on demande des fonds et des soldats à ceux qui ont toujours contesté la légitimité de cette agression. Le criminel s'adresse à ceux qui lui ont refusé leur complicité et les presse de partager les coûts du crime.

Et quelle contrepartie recevrait-on après de telles contributions? Aucune. Non seulement ceux qui ont eu la décence de s'opposer à une invasion illégitime sont sollicités par le forban qui a bafoué le droit international, mais ils sont conscrits à titre de cautions aveugles et d'endosseurs serviles. « Payez, mais laissez-nous l'entier contrôle de l'opération », dit l'émissaire américain. Criminel incapable de fignoler son crime, le pouvoir américain exige pourtant qu'on lui fasse encore et toujours confiance. Il pense mériter du monde entier endossement, financement et servilité. C'est beaucoup.

La puissance américaine est telle, cependant, que la communauté internationale hésite - avec raison - à appeler les choses par leur nom. La reconstruction de l'Irak, qui devrait incomber en totalité à ceux qui ont dévasté le pays et qui l'affament depuis plus de dix ans, pourrait même devenir une responsabilité internationale. C'est déjà plus que ne peuvent exiger les agresseurs. Mais une telle reconstruction, c'est le moins qu'on puisse exiger, doit s'effectuer sous parapluie international. Puisque l'agresseur s'est révélé menteur et inefficace, il doit s'estimer chanceux et même gavé si la communauté internationale lui demande et lui offre un partenariat. Payer en vies et en ressources pour réparer ensemble le crime américain, ce serait généreux; mettre humblement des troupes et des crédits à la merci de ceux qui s'entêtent dans leurs erreurs et ne savent ni dire merci ni partager le pouvoir, ce serait masochiste.

À première vue, la leçon aurait été comprise. M. Powell, faute d'avoir quelque chose à offrir, n'aurait pas insisté. Ce serait toutefois mal connaître l'entourage du président Bush que de croire oublié le projet de résolution américain. Souvenons-nous. Quand Washington s'est heurté récemment à de vives résistances au sein du Conseil de sécurité, il a laissé tomber sa demande d'une deuxième résolution à propos de l'Irak, mais la diplomatie américaine s'est aussitôt présentée dans des dizaines de capitales pour obtenir à la pièce ce qu'elle n'avait pu extorquer d'un bloc. Le chéquier d'une main et l'intimidation de l'autre, on a obtenu (?) l'appui souvent très discret d'un certain nombre de pays. De quoi tromper de nouveau et faire croire à un appui international. On peut craindre la réédition de la manoeuvre.

Peut-être les États-Unis comprendront-ils un jour que discréditer l'ONU autant qu'ils l'ont fait n'empêche pas la planète de détester l'hégémonie, surtout quand elle est grossière.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20030821.html

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