Dixit Laurent Laplante, édition du 11 septembre 2003

Désinvolture et ignorance

Grand seigneur, le président Bush envisage de pardonner aux pays qui ont refusé de le suivre dans sa cavalcade au Moyen-Orient. Fin pédagogue, il leur rappelle leurs responsabilités à l'égard de la reconstruction qui s'impose et qui tarde. Gestionnaire éclairé, il invite le peuple américain et les membres de l'ONU à l'effort financier requis pour guider l'Afghanistan et l'Irak vers le glorieux univers de la démocratie. Et l'opinion américaine, loyale à son chef, s'apprête à accorder à la machine de guerre des États-Unis la bagatelle de 87 milliards que demande la Maison-Blanche. La même opinion s'étonnera toutefois tout à l'heure du manque d'enthousiasme des membres de l'ONU. Preuve que les États-Unis jugent inutile de s'enquérir sérieusement de la situation mondiale. À un président menteur et désinvolte répond un peuple au patriotisme crédule et incurablement myope.

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Apprécions l'ampleur du mensonge proféré par le président Bush :

Je reconnais que tous nos amis n'ont pas été d'accord avec notre décision de faire appliquer les résolutions des Nations unies et de retirer du pouvoir Saddam Hussein. Mais nous ne pouvons laisser nos divergences passées entraver nos obligations actuelles. 

Combien de faussetés, d'allusions perfides et de distorsions délibérées en quelques lignes? Dix doigts suffiront à peine. Bush parle aujourd'hui des pays « amis », alors que son équipe a déchaîné hier un flot de préjugés et de critiques contre la « vieille Europe ». Pays amis dont certains, depuis l'Italie jusqu'à l'Espagne en passant par Israël et le Pakistan, reçoivent toutes les manifestations d'une exubérante amitié, tandis que d'autres, comme la France, l'Allemagne ou le Canada, sont boudés pour avoir refusé de s'enrôler. Les petites mesquineries n'ont d'ailleurs pas cessé. M. Chrétien n'a pas été convié à visiter le ranch du président américain et le Salon du Bourget n'a pas bénéficié de l'habituel spectacle des avions étasuniens.

À propos des pays réticents, le même Bush prétend, avec la plus parfaite mauvaise foi, qu'ils se sont opposés à l'application des résolutions de l'ONU. Pourtant, une lecture un tant soit peu honnête de la chronique révélerait que les États-Unis, seuls à avoir le pas, ont tout mis en oeuvre pour déformer la pensée du Conseil de sécurité et en gauchir la trajectoire. Selon l'ONU, il fallait désarmer Saddam Hussein; les États-Unis, eux, ont compris qu'il fallait le liquider et occuper son pays. Selon l'ONU, il fallait donner aux inspecteurs le temps d'effectuer leur travail au sujet des armes de destruction massive; selon Washington, les lenteurs d'Hans Blix et de son équipe étaient signe d'incompétence sinon de coupable connivence et compromettaient l'action militaire. Selon le Conseil de sécurité, il fallait une deuxième résolution de sa part avant que soit légitimée une invasion de l'Irak; l'évangile selon la Maison-Blanche affirmait, au contraire, que tout était dit et qu'une évaluation par l'ONU du rapport des inspecteurs était superflue. Pour faire bonne mesure, le président Bush et ses collaborateurs immédiats répétaient à tous les vents que l'ONU était inutile et que les États-Unis n'avaient nul besoin d'elle. Pour accuser autrui d'avoir trop peu tenu compte des vues de l'ONU, le président Bush a dû assister à un autre film que nous.

Il s'en trouve pourtant pour prétendre que le discours de Bush, par son ton conciliant et son appel à l'aide, marque un virage dans la politique étrangère américaine. Dans ma perception, oui, le ton change, mais pas la politique. Il faut, en tout cas, une forte dose de pensée magique pour ne plus entendre dans la déclaration du président américain une lecture toujours aussi mensongère des débats au Conseil de sécurité. Le président Bush estime avoir eu raison et il continue à penser et à dire que la communauté internationale a manqué à ses devoirs en refusant de participer à l'invasion de l'Irak. Où décèle-t-on un changement de cap là-dedans?

Il y a quand même deux nouveautés, me dira-t-on. D'une part, M. Bush parle plus poliment à l'ONU. D'autre part, il admet aujourd'hui l'utilité pécuniaire et militaire de l'organisme international. Dans les deux cas, j'avoue pourtant ne rien percevoir de radicalement différent. D'une part, la Maison-Blanche considère toujours l'ONU comme tout juste digne d'obéir aux ordres de l'état-major américain. D'autre part, ainsi qu'on l'a observé lors de la première invasion de l'Irak, les États-Unis ne dérogent pas à leurs habitudes quand ils cherchent à faire financer leurs guerres par les vaincus ou les alliés. Ce n'est pas parce que cette déclaration nous a présenté un George W. Bush en cravate plutôt qu'en uniforme militaire que la Maison-Blanche a renoncé à ses lubies et à son autocratisme : l'ONU doit être aux ordres après comme avant l'invasion de l'Irak; le partage des tâches demeure le même entre les États-Unis et l'ONU. À Washington, la décision et les dépouilles des vaincus, aux autres le valorisant plaisir de la facture. Quel changement?

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Le plus étrange, c'est que ce discours présidentiel conçu pour consommation domestique produira les effets attendus. Bien sûr, certaines capitales étrangères s'étonneront du toupet que manifeste le délinquant qui réclame remboursement pour la vitre qu'il a fracassée, mais de cela le président Bush se moque. L'important, c'est que son électorat soit conforté dans la certitude que se poursuit la croisade contre le Mal. Car si les armes qu'on avait vues et qu'on promettait d'exhiber font toujours défaut, le Mal, lui, menace encore et toujours. Le président américain y va même d'un des raccourcis dont ses menteurs à gages ont le secret : « L'Irak est désormais le front principal de la lutte contre le terrorisme. » Remarquons le désormais. S'il ne l'était pas avant, pourquoi l'a-t-on attaqué? Mystère. Même si les mois qui passent confirment l'absence de lien entre l'Irak et les attentats de septembre 2001, le pays occupé est devenu le lieu où se déroule le duel essentiel entre le Bien et le Mal. Pas de preuve, pas de logique, mais l'affirmation péremptoire. Si changement il y a, c'est donc pour le pire. À l'avenir, on s'abstiendra, en effet, de promettre des armes inexistantes et on référera directement au Mal. Cela devrait favoriser les guerres préventives.

Et l'acte de foi se produit. Aujourd'hui encore, 69 pour cent des Américains croient - c'est le mot juste - à une contribution de l'Irak aux attentats de 2001. Aujourd'hui encore, même les démocrates qui souhaitent une défaite de Bush avalisent l'enlisement américain dans des budgets militaires qui vampirisent le dynamisme national. Après deux ans de mensonge et de manipulation, l'opinion publique et la classe politique dans son ensemble s'interdisent d'avouer qu'elles ont fait fausse route. Étrange société que celle qui confond patriotisme et embrigadement, entêtement et légitimité.

Étrange société aussi qui s'estime divinement destinée à régenter la planète, mais qui ignore tout des autres cultures. Quel Américain minimalement renseigné peut penser que la France et l'Allemagne, qui se permettent aujourd'hui des déficits incompatibles avec les règles dont l'Europe s'est dotée, sont en mesure, même si elles le voulaient, d'alléger le déficit creusé par l'administration Bush dans les ressources américaines? Évoquer une telle possibilité, c'est révéler qu'on ne sait rien de l'Europe et qu'on s'en moque. « Cela importe assez peu, répliquera le président Bush, puisque le peuple américain croit que nous avons raison et considèrent tous les pays réticents comme des alliés du Mal. » Cela importe assez peu, en effet, si la réélection de Bush importe plus que tout.

Laurent Laplante

P.S. Un mot sur les hasards londoniens. À quelques jours d'un anniversaire dont le gouvernement Blair a intérêt à tirer parti, Londres s'est adonnée à la « simulation de l'inévitable ». Soldats et policiers ont démontré qu'ils étaient prêts à faire face à un attentat chimique. L'opération aurait pu s'appeler « entretien de la psychose ». Quant au jour anniversaire lui-même, il marque l'ouverture à Londres d'une gigantesque foire aux armements, question de démontrer sans doute qu'il est sain et prudent de mettre plus d'armes en circulation. On pourra y trouver des mines antipersonnel, même si Londres les condamne. Hasards.

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20030911.html

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