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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 3 novembre 2003

La justice face à la démagogie

La tendance doit dépasser les particularités régionales puisqu'elle accentue ses dévastations aussi bien en France qu'au Québec, sans doute aussi sous d'autres latitudes : là-bas comme ici, les salles d'audience deviennent le théâtre de scènes que l'on qualifie de disgracieuses, mais dont le potentiel explosif dépasse nettement le fait divers. Comment endiguer ce qui ressemble tristement à un flot de boue? Comment permettre à la démocratie de s'exprimer au sujet du pouvoir judiciaire sans avaliser des débordements dignes de Salem? Comment restreindre les dégâts de la démagogie sans brimer la liberté d'expression? Certains diront : comment arrondir le carré?

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En première page, le quotidien Le Monde, sur un ton qui surprend un peu de la part d'un quotidien de plus en plus contesté, mais qui conserve une aura, présente un texte intitulé : « La violence de la rue fait irruption au sein des tribunaux. » D'entrée de jeu, le texte explicite l'affirmation : « Le tribunal n'est plus un sanctuaire. » Des magistrats témoignent dans Le Monde de la montée des tensions au sein des salles d'audience. La violence y devient quotidienne : juges menacés et injuriés, victimes harcelées et intimidées, magistrats et huissiers agressés à l'arme blanche... Indice qui révèle à quel point certains juges, du fond de leur désarroi, conservent les réflexes feutrés d'une classe isolée, plusieurs magistrats taisent les incidents, de peur qu'on les pense incapables d'assurer la discipline dans le prétoire! Si telle est bien la situation, on imagine sans peine que les incidents sont, sinon plus graves, du moins plus fréquents que selon le relevé officiel.

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On aura remarqué une lacune dans les exemples choisis par Le Monde : on n'évoque pas la possibilité que les accusés puissent, eux aussi, subir l'intimidation jusque dans les salles d'audience. Les scènes vécues ces jours derniers au Palais de justice de la ville de Québec comblent cyniquement ce vide apparent. Des personnes accusées d'avoir profité comme clients d'un réseau de prostitution juvénile ont été insultées et menacées au moment de leur comparution, de même que leurs avocats. Dans une salle d'audience surpeuplée et hurlante, la démagogie a régné longuement sans épargner personne.

Que l'existence d'un réseau de prostitution juvénile suscite l'inquiétude et la colère chez de nombreux parents et citoyens, on ne s'en étonnera pas. Le crime mérite toutes les réprobations. Ce n'est pourtant pas le sursaut spontané qui explique l'éruption de grossièreté. On observe plutôt dans le débordement le résultat d'une campagne irresponsable et haineuse efficacement menée par une certaine radio auprès d'un public porté au point d'ébullition. Délibérément, des démagogues ont utilisé leurs ressources radiophoniques pour exacerber un commando de furies punitives et de tartuffes vengeurs et le lancer contre la police accusée de tout tolérer, contre les juges soupçonnés de protéger les prédateurs, contre les avocats coupables de pactiser avec le vice...

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Situations différentes sans doute, mais qui, toutes, conduisent à des interrogations d'envergure. Si des truands accaparent les places disponibles dans la salle d'audience où se joue le sort d'un de leurs comparses, la pression peut devenir insoutenable pour les jurés, les procureurs responsables des accusations, les juges eux-mêmes. À la limite, le vouloir criminel se substitue à la justice. Quand, à l'inverse, la soif de vengeance emplit la salle d'audience à l'exemple d'un posse d'éléveurs réclamant le lynchage, l'intimidation change de cours, mais menace tout autant la justice. La foule brandit ses certitudes et prétend dicter ses conclusions. Après avoir promptement condamné les prévenus et ignoré l'analyse des faits et des nuances, l'hystérie réclame la traditionnelle « livre de chair » du Marchand de Venise et exige du tribunal le prononcé d'une sentence écrasante. Faute de quoi... Qu'on n'aille pas dire que l'accusé a des droits.

Sous couleur de justice et de restitution du pouvoir judiciaire au peuple, c'est au rétablissement de la loi de la jungle que l'on convie ainsi la société. Des médias en quête d'auditoire et de dividendes persuadent les badauds qu'ils jouiraient d'une plus étanche sécurité si la société se purgeait des instincts inquiétants et des individus, dûment identifiés et isolés, qui les incarnent. Des démagogues convainquent les naïfs et les justiciers de cuisine qu'il n'y a pas de fumée sans feu ni de soupçons sans culpabilité. Si du soupçon on ne passe pas - dans l'heure - à la condamnation, c'est qu'on ne tient pas suffisamment à la vertu ou, pire encore, qu'on pactise secrètement avec les vicieux. Deviennent alors suspects et, vite fait, condamnables et condamnés tous ceux qui osent demander la vérification, la contre-expertise, l'interrogatoire critique des témoins et des fabulateurs. Du coup, les précautions policières, le droit à un avocat indépendant, l'intervention d'un tribunal imperméable à l'intimidation, tout cela devient sujet à caution, infâmant, malhonnête. On nage alors dans le simplisme, le procès d'intention, la chasse aux sorcières. Il s'en trouve pourtant pour chercher et trouver dans l'allumage de ces bûchers la preuve que la justice est parvenue à accepter les règles démocratiques : le peuple a raison et le peuple réclame une justice rapide, claire, tranchante.

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Faut-il interdire à la société et à ses manifestations locales ou sectorielles d'exprimer sa réprobation à l'égard de crimes particulièrement répugnants? Certes pas. À condition, toutefois, de ne pas confondre la détestation justifiée et même souhaitable à l'égard de comportements répugnants et la condamnation prématurée de personnes soupçonnées de tels comportements. À condition aussi de ne pas terroriser ceux et celles auxquels la société demande d'appliquer sereinement et correctement les lois adoptées par les représentants des citoyens. À condition encore de ne pas brimer les consciences des juges, des avocats, des jurés au point d'exiger d'elles des attitudes et des verdicts dictés par l'intimidation et contraires à la preuve autant qu'à leurs convictions.

Si l'on estime que le code criminel ne punit pas assez sévèrement certains crimes, la solution ne consiste pas à exiger d'un juge une sentence différente de ce qu'exige le législateur, mais à élire d'autres législateurs.

Loin de moi l'idée d'intenter des procès d'intentions à ceux qui, quels que soient leurs motifs, estiment la société trop permissive et de mèche avec les prédateurs. Il devrait pourtant être permis de poursuivre pour propos haineux ceux qui transforment leurs mass-médias en instruments contondants et qui devancent vicieusement les verdicts judiciaires pour mieux détruire des accusés.

D'autres que moi, plus compétents en sociologie et autres sciences humaines, diront si les sorcières de Salem trouvent aujourd'hui les circonstances favorables à leur renaissance. Pour ma part, j'éprouve de la honte quand des médias bafouent délibérément la différence entre celui qui établit la loi et celui qui l'applique mal, tout comme la colère m'envahit quand des démagogues interceptent l'inquiétude sociale pour en faire une occasion de démagogie.

Laurent Laplante
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