Dixit Laurent Laplante, édition du 20 novembre 2003

Virage ou temps d'arrêt?

Comment savoir? Les États-Unis ont-ils sincèrement adopté un nouveau cap et sont-ils prêts, vraiment prêts, à accorder bientôt aux Irakiens la liberté qu'ils leur ont promise? On aimerait le croire et on se réjouirait de la réorientation, qu'elle leur soit imposée par les coûts fiscaux de l'occupation irakienne ou par les pertes humaines qui s'accumulent. La prudence, pour ne pas dire la méfiance, s'impose cependant. Pour plusieurs raisons. Parce que les menteurs, comme les autres humains, ne peuvent reprocher à leurs auditoires de les croire prisonnier de leurs habitudes. Parce que la Maison-Blanche n'est pas encore vraiment menacée d'échapper aux républicains. Parce que le souhaitable transfert du pouvoir en des mains irakiennes devient moins facile de jour en jour.

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Sans qu'on puisse s'en étonner, les supputations à propos de l'Irak se construisent présentement sur fond d'élection à la présidence. Chaque jour ou presque, de nouveaux sondages font état de l'implacable érosion que subissent en même temps le président Bush et la plupart de ses thèses. Sur plusieurs fronts, mais particulièrement sur celui de l'économie, c'est maintenant une majorité des personnes interrogées qui doutent du bien-fondé des trajectoires adoptées. Même l'hypothèse d'un président démocrate séduit plus de 50 pour cent des électeurs. Ce serait pourtant une aventureuse présomption de croire que ces sondages suffisent à infléchir la politique du président Bush à l'égard de l'Irak. La position républicaine, n'en déplaise à ceux qui, comme moi, se réjouiraient de voir disparaître des faucons irresponsables n'est pas aussi mauvaise que le laisse croire une analyse superficielle.

L'économie américaine n'a certes pas terminé sa convalescence, mais elle a donné quelques signes de revigoration et il suffirait que se prolonge et s'élargisse cette embellie pour que disparaisse ou s'amenuise la principale menace qui pèse sur la réélection de George W. Bush. On peut également penser que la multiplication et la délocalisation des attentats terroristes servent la cause républicaine. Quand, en effet, l'antiaméricanisme frappe indistinctement la Croix-Rouge (ou le Croissant-Rouge), l'ONU, les synagogues turques, le lycée français et des civils irakiens ou saoudiens, la vision apocalyptique et manichéenne de la Maison-Blanche reçoit au moins une apparente confirmation : à coups de cadavres et d'explosifs, la preuve est offerte d'un complot mondial. Cela peut ancrer l'opinion américaine dans la tenace conviction que, malgré ses mensonges, le président a dit vrai en évoquant un combat à finir entre la pax americana et les contestataires. Même aujourd'hui, en effet, une majorité d'Américains estiment que les États-Unis ont eu raison de s'attaquer à Saddam Hussein; l'extension du terrorisme risque fort de renforcer cette tendance. Ainsi se résorberait une autre des incertitudes qui planent sur la réélection du président Bush.

À cela s'ajoute, comme on l'a déjà vu, qu'aucune candidature démocrate ne se détache du peloton des aspirants. Dès qu'on oppose à la candidature de Bush le nom d'un éventuel aspirant démocrate, l'électorat penche du côté du président actuel.

L'érosion des positions républicaines, pour réelle qu'elle soit, ne suffit donc pas à dicter à la Maison-Blanche un changement radical dans sa politique à l'égard de l'Irak.

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D'autres facteurs, par contre, peuvent inciter l'administration Bush à réévaluer et même à modifier son actuelle gestion de l'Irak. Parmi eux, des pertes humaines jugées intolérables par l'opinion américaine, le raidissement d'une presse américaine qui s'emploie à se refaire une virginité et, à l'autre bout du monde, le réveil d'un pacifisme israélien que le régime Sharon ne parvient plus à museler ni à discréditer. Si la Maison-Blanche devait corriger sa politique irakienne, ce serait pour des motifs comme ceux-là.

Ce n'est pas d'aujourd'hui que s'observe la répugnance viscérale des Étatsuniens à la mort de leurs soldats. Pour une part, la guerre du Viet-Nam prit fin parce que les médias multipliaient les images choquantes de GI rentrant au pays dans un sac mortuaire. L'incursion en Somalie provoqua le même tollé : on n'admettait pas que le cadavre d'un GI soit traîné sur le sol devant les caméras de la télévision. D'où le soin mis au cours des attaques contre l'Irak à occulter le plus possible les pertes causées aux troupes américaines. Cela, qui est faisable et efficace tant que les décès se comptent sur les doigts, devient futile quand le bilan des morts s'établit à 400 et celui des blessés à plus de 2 000. Les caméras ne sont pas à l'aéroport pour filmer le transfert des cercueils, mais les familles sont forcément mises au courant et la colère couve, village par village, à l'égard de ceux dont les mensonges ont causé ces chagrins. Chaque cadavre de GI rapatrié dans son patelin coûte des voix à George W. Bush.

Pendant ce temps, les grands quotidiens américains, à l'encontre des médias électroniques, retrouvent la liberté qui faisait leur gloire. Ils ne feront pas de quartier. À l'époque où ils avaient commis l'erreur de baisser leur garde face à Nixon, celui-ci en avait profité pour recourir aux méthodes révélées par le scandale du Watergate; quand Nixon fut pris la main dans le sac, les médias, honteux de leur naïveté, sautèrent à la jugulaire. Nixon dut partir et son successeur, Carter, fut gardé sous haute surveillance. Les médias d'aujourd'hui, manipulés par la Maison-Blanche de George W. Bush et qui se soustraient désormais à l'obligation d'un endossement patriotique, ne seront pas moins vindicatifs qu'au temps où se révéla le rouerie de Nixon.

Une évolution analogue se produit en Israël et peut, elle aussi, contribuer à décimer les rangs de l'électorat républicain. Ariel Sharon est au plus bas dans les sondages israéliens et l'opinion appuie avec une vigueur croissante les efforts de ceux qui, autour du texte de Genève, s'efforcent de calmer les extrémismes de deux camps. Israël a cru aux promesses d'Ariel Sharon, mais le pays adhère aujourd'hui à des espoirs autres que celui d'un écrasement des Palestiniens. Quand plus de 100 000 Israéliens envahissent les rues de Tel-Aviv pour réclamer la coexistence et la paix, la pression des faucons israéliens sur l'administration Bush s'allège d'autant.

S'il n'est aucunement assuré que le camp républicain soit menacé de perdre demain la Maison-Blanche, on peut quand même penser que l'emprise américaine sur l'Irak perd nombre de ses appuis.

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Le changement d'atmosphère est tel qu'il se trouve aujourd'hui des voix aux États-Unis pour oser dire que « les Français avaient raison ». Raison de ne pas vouloir d'une intervention militaire injustifiée, raison de souhaiter le rétablissement rapide d'une véritable autonomie irakienne. Pareille volte-face n'est pourtant pas, du moins pas encore, une tendance lourde à l'intérieur de l'administration Bush. D'une part, parce que le clan des faucons, même s'il était repentant, sait qu'il ne peut pas évacuer et renier en quelques semaines les positions idéologiques qu'il occupe depuis septembre 2001; d'autre part, parce que l'anarchie provoquée en Irak par l'intempestive intrusion américaine ne ferait que s'aggraver si les forces d'occupation partaient en catastrophe. Ceux qui ont les moyens de résister aux 130 000 militaires étatsuniens ont assurément les moyens d'alourdir leur présence si les occupants étrangers quittent piteusement un pays exsangue et affolé. Le pétrole irakien demeure, en plus, un enjeu auxquels ne renonceront pas aisément les comparses du vice-président Dick Cheney.

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Dans ce contexte, comment croire à une restitution rapide du pouvoir au peuple irakien? Les données présentes de la course à la présidence ne forcent pas encore le clan des faucons à assouplir ses positions. Ni la campagne électorale ni la situation irakienne ne permettent d'ailleurs une volte-face rapide et radicale et un transfert de pouvoir immédiat en direction du peuple irakien. Les rumeurs présentement propagées par la Maison-Blanche ne visent donc, très probablement, qu'à faire patienter l'électorat américain : non seulement son président a eu raison de formuler une moderne politique de guerre préventive, mais, en plus, George W. Bush se tient prêt à moduler la suite des choses selon les circonstances. Telle est du moins l'impression qu'on s'efforce de créer. Et il suffirait que des dossiers comme le mariage entre homosexuels deviennent un enjeu électoral pour que les mensonges à propos de l'Irak cessent de placer la droite américaine sur la défensive.

Admettre officiellement que la France et l'Allemagne avaient raison? Nous n'en sommes pas là.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20031120.html

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