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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 27 novembre 2003

Alternances, renversements et rituels

Parmi les conditions concrètes d'exercice de la démocratie, la tenue d'élections significatives occupe une place de choix. Le simplisme conduit même à retenir comme seul critère de pratique démocratique le recours au scrutin populaire. Du même coup, on oublie deux éléments d'observation pourtant facile : d'une part, une élection, comme l'a prouvé au Mexique la domination pendant soixante-quinze ans du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI), ne prouve pas grand-chose s'il n'y a pas réelle possibilité d'alternance; d'autre part, le scrutin lui-même débouche de plus en plus souvent sur des résultats « négociables », ainsi qu'en témoignent aussi bien (ou aussi mal) la Californie que la Géorgie. Si le vote ne permet pas de recourir à des partis différents et s'il est possible d'invalider les résultats du vote, la démocratie représentative garde-t-elle encore son sens?

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Ils sont étrangement nombreux les contextes dits démocratiques où la liberté des électeurs est réduite à un cérémonial sans portée. Au Canada, personne ne croit sérieusement au renversement d'un régime libéral assez assuré de son éternité pour se complaire dans une corruption constante et béate. En France, le scrutin qui a plébiscité Jacques Chirac a précipité la gauche dans une aboulie qu'elle ne semble pas en mesure d'exorciser à brève échéance. En Angleterre, un premier ministre en porte-à-faux par rapport à l'opinion et objet de méfiance à l'intérieur même du parti travailliste est quand même en route vers une nouvelle victoire, tant l'opposition demeure peu convaincante. Au Japon, des alliances structurelles entre le patronat et le ministère régissant les finances et l'industrie maintiennent au pouvoir un parti mal pourvu depuis cinquante ans de liens avec le peuple. En Italie, le honteux regroupement de tous les pouvoirs, y compris ceux de la presse, entre les mains du seul Berlusconi ne prélude certes pas à l'alternance ...

À cette liste incomplète et déjà éloquente pourrait s'en greffer une autre, plus longue, qui attirerait l'attention sur les scrutins qui n'en sont pas. Elles sont nombreuses, en effet, les victoires imputables à la corruption, à l'intimidation, à la disproportion des ressources accessibles aux différents partis, à l'emprise de puissantes minorités sur les médias. Des résultats comme ceux des scrutins tunisiens condamnent ceux qui les ont bricolés. L'annulation dont la Cour suprême de Géorgie vient de frapper les plus récentes élections donne créance aux bruits qui circulaient déjà. La dame de Rangoon, de son côté, en aurait long à dire sur le fossé qui sépare parfois une victoire électorale du pouvoir politique réel. Sur ce terrain de la fiabilité électorale, ni la Russie de Poutine ni les États-Unis de Bush ne sont non plus qualifiés pour donner des leçons.

Beaucoup de pays se passent du processus électoral, beaucoup en faussent les retombées, d'autres encore y souscrivent officiellement tout en veillant à le garder à la botte.

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Un phénomène qui ne cesse de prendre de l'ampleur révèle peut-être à sa manière la même perte de crédibilité du processus électoral : on accorde si peu d'importance aux résultats électoraux qu'on invente sans cesse de nouvelles façons de les jeter à la poubelle. La Californie, sous couleur de démocratie directe et extrême, permet à une publicité fondée sur l'argent de renvoyer chez lui l'homme élu un an plus tôt. Le Vénézuela d'Hugo Chavez ne survit que péniblement et au coup par coup aux assauts que l'industrie pétrolière mène contre son mandat électoral. Même le Brésil de Lula ne semble pas vacciné contre une manipulation des masses qui rappelle étrangement celle que mena la CIA auprès des camionneurs chiliens pour renverser Allende.

Comme la déstabilisation des régimes élus se prépare pour une bonne part « sous la ligne de flottaison » des démocraties, les intérêts qui y recourent demeurent souvent, et pendant longtemps, inconnus du public. Un sentiment est ainsi créé : le peuple souverain, un instant trompé par un démagogue, révise son choix et renverse le dictateur qui sommeillait dans l'aspirant. La réalité peut être radicalement différente, mais le saura-t-on à temps pour empêcher l'interception?

Chose certaine, je relis avec un certain malaise l'autobiographie d'Édouard Chevardnadzé :

Il est faux de dire que les blindés furent pour la première fois utilisés contre la population civile à Budapest, en octobre 1956. Le char en tant qu'argument contre la dissidence fut utilisé à Tbilissi en mars 1956.

Dans le miroir des événements qui avaient ébranlé l'Europe de l'Est dans les années 50-60, je voyais toujours ceux de mars 1956 à Tbilissi. Ma génération et moi-même avons contracté pour le reste de notre vie le « complexe de 1956 », complexe de renoncement à la violence en tant que méthode et principe de la politique (p. 60).

Il se peut que Chevardnadzé, l'un des artisans de la perestroika, se soit corrompu au fil des ans. Convenons quand même de deux constats : d'une part, le G-7 a eu sa large part de responsabilité dans la précipitation avec laquelle on a exigé de Gorbatchez (et de Chevardnadzé) le virage brutal qui a fragilisé les pouvoirs publics et favorisé le déferlement de la corruption; d'autre part, Chevardnadzé, quels que soient ses torts, vient de démontrer que son « complexe de 1956 » a tenu le coup : il l'a conduit à préférer la démission à la guerre civile. Cela plaide en sa faveur et cela pose quelques interrogations sur l'identité de ceux qui, pétrole en tête, ont peut-être donné un discret coup de pouce à la déstabilisation.

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Deux voies (entre autres) s'offrent aux démocraties qui voudraient reconquérir la foi populaire et se soustraire à quelques-uns des maquignonnages souterrains : une constante mise à jour des procédures électorales et un net renforcement du pluralisme médiatique.

Je doute, pour ma part, qu'on puisse jamais mettre au point une fois pour toutes un processus électoral garantissant une parfaite adéquation entre la volonté populaire et la composition du parlement. Le système canadien et québécois présente les avantages et les distorsions du système uninominal à un tour. Le recours français à deux tours, qui dégage mieux une majorité formelle, a montré ses limites dans l'affrontement entre Chirac et Le Pen. Les régimes à proportionnelle pure, comme celui d'Israël, accentuent la représentativité du pouvoir législatif, mais peuvent hypertrophier l'importance des groupuscules extrémistes. Mieux vaut donc épousseter régulièrement le système qu'en faire un intouchable objet de vénération.

Quant à la presse, la concentration la place au service des conglomérats et des appareils idéologiques plutôt qu'à celui de la communauté. Le comportement d'un Conrad Black, grand donneur de leçons, scandaliserait encore plus qu'il ne le fait si l'on examinait la composition du conseil d'administration de Hollinger. Y voir Richard Perle et Henry Kissinger ne garantit certes la neutralité de l'information et encore moins celle de l'éditorial. Apprendre que le groupe Carlyle, qui compte dans son orbite l'ex-premier ministre John Major, Bush I et James Baker, a déjà détenu 40 pour cent du capital- actions du journal Le Figaro invite également à une lecture prudente. Sans pluralisme de l'information, il ne saurait y avoir de choix démocratique; certains bruyants défenseurs de la démocratie préfèrent pourtant une presse docile.

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Comme quoi la réalité démocratique exige plus que le cérémonial électoral.

Laurent Laplante

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