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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 12 janvier 2004

Des mots à reconquérir

Dans une des rares entrevues accordées par l'immense romancier John Le Carré, l'auteur à succès osait exprimer le fonds de sa pensée à propos d'Ariel Sharon, de Tony Blair et de Georges Bush. À toutes fins utiles, il les juge responsables des graves dérapages actuels, intellectuellement malhonnêtes et profondément immoraux. À peine avait-il entamé son plaidoyer qu'il se prémunissait de son mieux contre la réaction d'un certain public : on le traiterait d'antisémite, alors que, déclare-t-il, il n'est même pas antisioniste. Le Carré n'a aucun mérite à prévoir la riposte avec autant de précision. En effet, salissage et procès d'intentions sont d'un usage systématique contre tous ceux qui s'aventurent à dénoncer les crimes commis par Israël. Les risques sont substantiellement les mêmes pour quiconque blâme Tony Blair ou George W. Bush. Il faut pourtant, sous peine d'autocensure débilitante, redonner sens et vie à des mots comme inquisition, meurtre, parjure, totalitarisme, racisme...

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Deux témoignages percutants sont venus s'ajouter ces jours derniers aux critiques encore trop conciliantes contre l'administration Bush. Celui du Fonds monétaire international (FMI) et celui de la Fondation Carnegie. Dans le premier cas, une organisation si proche de Washington qu'elle confond souvent l'intérêt américain avec le progrès humain estime que les déficits monstrueux de l'administration Bush hypothèquent l'avenir étatsunien et même l'économie mondiale. Dans l'autre cas, les chercheurs à l'emploi de la Fondation Carnegie affirment que la Maison-Blanche a nettement exagéré la menace que pouvait représenter Saddam Hussein et qu'aucune preuve n'a été apportée de l'existence en Irak d'armes de destruction massive. Deux témoignages qu'on ne saurait imputer à l'antiaméricanisme; deux bilans qui confirment que l'administration Bush gère à l'encontre de l'intérêt commun et ment comme si la vérité n'importait pas.

C'est là qu'un certain vocabulaire doit retrouver ses droits. Puisque l'administration Bush n'a pas envahi l'Irak pour éliminer une menace réelle, on doit en conclure que d'autres motifs ont joué. Deux surtout : le pétrole et l'exportation du modèle politique américain dans le monde islamique. Au nom de ces « valeurs », on a tué des milliers de civils irakiens et saccagé un pays. Exactement comme d'autres époques ont maquillé en reconquête des « lieux saints » les croisades dont Rome ou Venise avaient besoin pour le commerce. Exactement comme l'inquisition brisait les consciences par la torture et le bûcher et exigeait que juifs et musulmans renient leur foi. Quand Colin Powell s'entête à prétendre qu'il a dit vrai devant le Conseil de sécurité, il ment sciemment et se ridiculise. Comme il a fait serment de se comporter en secrétaire d'État toujours soucieux de transparence, Colin Powell se parjure. Quand George W. Bush lance ses troupes contre les cultures qui adorent un autre dieu, il ressuscite l'inquisition, son arbitraire, sa prétention à départager le bien et le mal.

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L'administration Sharon ne vaut pas mieux. Elle ment jour après jour, en parfaite connaissance de cause, à propos de la pitoyable « feuille de route » censément mise au point par un quatuor de gouvernements importants. Chacun sait pourtant que les quatorze amendements apportés par Israël au projet initial l'ont émasculé. Chacun devrait également savoir qu'Ariel Sharon déforme même le squelettique résidu de la proposition. Il transforme, par exemple, en préalable exigible des Palestiniens ce qui est pourtant défini comme un geste parallèle à ce qui attendu d'Israël. Ni avant ni même après son israélisation, la feuille de route n'exige des Palestiniens qu'ils désarment leurs fanatiques avant qu'Israël ait à bouger. Sharon ment quand il décrit comme une indispensable mesure de protection la construction d'un mur destiné à emprisonner des ghettos palestiniens. Sharon exige de Yasser Arafat qu'il désarme ses extrémistes, mais il s'incline devant les comportements barbares de ses colons. Mensonge, arbitraire, sophisme, désinformation que tout cela.

La barbarie n'est d'ailleurs pas restreinte aux plus fanatiques des colons. Quand Naplouse vit pendant des jours et des semaines sous un couvre-feu de 24 heures sur 24, que les enfants sont privés d'enseignement et que l'université est fermée, que les béliers mécaniques de l'armée israélienne rasent les habitations, qu'une vingtaine de Palestiniens sont abattus, c'est de barbarie institutionnalisée qu'il faut parler. Priver une famille de son habitation pour l'attentat suicidaire d'un membre de la famille, c'est de la barbarie. Aucune société civilisée ne banalise ainsi l'odieuse confusion et le débordement sadique qu'est le « guilt by association ». En convertissant les proches en otages, Israël rejoint le comportement des nazis qui fusillaient les notables du village faute de pouvoir capturer les maquisards. Et quand la Knesset retentit de réclamations sectaires et racistes et que des élus proposent l'expulsion des Palestiniens pour préserver en Israël une majorité juive, il est difficile de ne pas songer aux rageuses épurations ethniques qui ont secoué l'ancienne Yougoslavie. Certes, le gouvernement Sharon ne fait pas siennes d'aussi scandaleuses expressions de racisme, mais il ne s'en dissocie pas avec la vigueur souhaitable. Nazisme, épuration ethnique, assassinats délibérés, voilà des mots terribles, mais quels mots faudrait-il inventer quand les comportements actuels reproduisent les gestes que l'histoire a stigmatisés?

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On appliquerait la politique de l'autruche en ignorant la stratégie vicieuse que dénonçait tout à l'heure John Le Carré : Israël pratique avec brio le procès d'intentions et excelle à mettre à contribution sa diaspora pour le mener à terme. Quand, par exemple, le Financial Times publie une virulente tribune libre accusant la Commission européenne de « trahison morale en matière d'antisémitisme », on doit constater - et déplorer - la confusion délibérément entretenue entre la critique légitime du gouvernement israélien et le racisme que révélerait l'antisémitisme. Il n'y a pas, il n'y a pas, il n'y a pas antisémitisme quand un sondage demande aux Européens quel pays constitue à leurs yeux la plus grande menace pour la paix mondiale. La question n'a rien d'indécent. La meilleure preuve en est que des organisations juives des États-Unis ont financé le même type d'enquêtes et se sont félicitées de ce que des pays comme la Corée du Nord ou l'Iran étaient plus redoutés qu'Israël par l'opinion américaine. Quand, par conséquent, MM. Edgar Bronfman, président du Congrès juif mondial, et Gobi Benatoff, président du Congrès juif européen, jugent le sondage européen « dangereusement incendiaire », la manoeuvre sent le roussi. Le même jugement vaut quand les deux hommes accusent la Commission européenne de censurer un rapport sur l'antisémitisme réalisé par le Centre de recherches sur l'antisémitisme de l'université technique de Berlin. En conclure qu'il s'agit d'une « faillite de la volonté et de la décence » et que le tout « empeste la malhonnêteté intellectuelle et la trahison morale », c'est au mieux du sophisme, au pire une diffamation délibérée. Que peut-on dire, en tout cas, d'un rapport qu'on dit frappé de censure?

Le bilan d'Israël (d'Israël et non pas des juifs, faut-il le répéter?) est si honteux en ce qui concerne les droits des Palestiniens, le respect des conventions internationales et les attaques contre les pays voisins qu'il n'est aucunement nécessaire d'être antisémite pour considérer le gouvernement Sharon comme menaçant.

Bannir certains mots du vocabulaire pour mieux dissimuler l'horreur, c'est pratiquer le novlangue que redoutait le 1984 d'Orwell. C'est aussi s'apparenter, comme l'affirme un texte évangélique que les tenants du Bien devraient connaître, aux sépulchres blanchis.

Laurent Laplante

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Recherche : Mychelle Tremblay


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