Dixit Laurent Laplante, édition du 15 janvier 2004

Quel sommet pour quelles Amériques?

Surgi de nulle part, ajouté en catastrophe au calendrier régulier des rencontres, écartelé entre des préoccupations contradictoires, le sommet des Amériques tenu à Monterrey cette semaine se gravera dans les mémoires comme l'exemple d'un durcissement des positions et non comme un pas vers une plus grande cohésion entre le Nord et le Sud de ce continent. On s'en est tenus, en effet, aux intransigeances prévisibles : d'un côté, l'insistance étatsunienne à aboutir rapidement à la création formelle de la Zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA); de l'autre, le désir des pays en voie de développement d'obtenir plus d'équité entre le Nord et le Sud avant de ratifier le projet de la ZLÉA. Sur le versant heureux de l'événement, deux espoirs. Le premier, c'est que les pays défavorisés ou en développement revendiquent leur place avec une vigueur croissante; le second, c'est que la préoccupation économique s'accompagne enfin de l'ombre du début d'un commencement de soupçon de souci pour l'équité sociale. On fait peu, mais on parle de justice.

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Le sommet de Monterrey s'est ouvert au moment où les médias vibraient encore des déclarations de Paul O'Neill, ancien secrétaire au Trésor américain. « Le président Bush, a déclaré O'Neill, est un aveugle entouré de sourds ». Lapidaire à l'extrême, le verdict a pourtant vite reçu corroboration. De la part du président américain, il y a, à coup sûr, aveuglement à exiger un resserrement des liens entre les pays des Amériques tout en rejetant comme à Cancun toute discussion sur les massives subventions étatsuniennes à l'agriculture nationale. Tant que la concurrence demeure déloyale entre l'agriculture étatsunienne et celle des autres pays, y compris ceux des Amériques, toute nouvelle intégration est un marché de dupes et le Brésil avait raison de le rappeler. Ou les États-Unis cessent d'ignorer les règles minimales de la concurrence et de la liberté commerciale, ou les pays qui sont les victimes de ce nombrilisme devront résister de plus en plus. Dans les circonstances, on comprend mal comment la correspondante de Radio-Canada a pu prévoir - sans doute à partir de la version américaine - que le président saisirait l'occasion du Sommet pour améliorer les relations des États-Unis avec ses partenaires du Sud. À moins que l'aveuglement explique tout. Peut-être le président Bush pense-t-il faire une fleur aux pays de son continent en leur dictant son ordre du jour...

Car l'agriculture ne fut pas le seul élément de l'ordre du jour à dépendre exclusivement des susceptibilités étatsuniennes. Le terrorisme, marotte maladive du président Bush, a bénéficié (?) en sens inverse du même passe-droit. L'Amérique centrale et l'Amérique du Sud n'ont pourtant aucune raison de se sentir menacées par al-Qaeda ou par un quelconque fondamentalisme enragé. On ne voit pas au nom de quoi La Paz ou Quito devraient se laisser emporter par l'hystérie étatsunienne et restreindre les libertés de leurs citoyens. Si un attentat devait se perpétrer dans ces environnements, il viserait les intérêts américains. En insistant sans retenue pour inclure dans sa lutte contre le terrorisme des pays qui n'ont rien à en craindre, le président Bush fait passer ses priorités avant celles du groupe et induit des pays vulnérables et humiliés en tentation de s'intégrer plutôt au combat contre l'hégémonie. Si c'est cela établir des passerelles entre le Nord et le Sud, la quadrature du cercle devient un défi facile à relever.

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On aura remarqué l'importance qu'a accordée le sommet de Monterrey aux rencontres bilatérales. On prétend réunir un collège et stimuler le débat public, puis on privilégie les tête-à-tête. Les États-Unis, dont on connaît le dédain pour les organisations internationales et leurs rapports multilatéraux, profitent tellement de cette stratégie qu'ils n'allaient pas en changer face aux pays des Amériques. Le président Bush a donc ouvert son confessionnal et les humbles quémandeurs d'absolution s'y sont précipités. « Divise et règne », disait le conseil romain, conseil dont la diplomatie étatsunienne use et abuse. Au lieu de discuter publiquement avec l'ensemble des chefs d'États et de gouvernements, l'occupant de la Maison-Blanche s'est concentré, sans surprise, sur les rencontres privées avec quelques-uns des élus plus importants. Quand les déclarations inattendues surgissent, c'est du confessionnal qu'elles proviennent.

Ce qui étonne et déçoit, cependant, c'est que le nouveau premier ministre canadien se soit aussi candidement présenté au confessionnal. Autant Washington trouve profit à morceler l'opposition, autant le Canada devrait miser sur les regroupements. Isolé, le Canada ne peut rien; associé à d'autres, il pourrait quelque chose. M. Martin ne mange pas de ce pain. Le premier ministre canadien, titillé par l'espoir d'être mieux traité que son prédécesseur par la diplomatie américaine, a saisi vaniteusement l'occasion d'un court et insignifiant dialogue avec le président Bush. Non seulement il n'aura rien réglé des dossiers litigieux que sont celui de la « vache folle », le bois d'oeuvre ou la déportation par les États-Unis de citoyens canadiens, mais il aura confirmé aux plus humbles des pays américains que le Canada, face à un continent cassé en deux, préfère fréquenter la moitié la plus favorisée. En ce sens, le Canada demeure fidèle à lui-même et ce n'est certes pas avec M. Martin qu'on délaissera les rencontres de Davos pour travailler à une authentique collaboration Nord-Sud. Quand le président Bush et Paul Martin en sont venus, selon ce qu'on nous dit, à discuter de l'accès des entreprises canadiennes aux contrats irakiens, les participants au sommet de Monterrey auront vu que les deux chefs d'État, englués dans leurs problèmes de riches, ne se rappelaient même plus en quel lieu ils petit-déjeunaient. L'Irak pose d'énormes problèmes, mais il y a indécence à se rendre au Mexique pour essayer d'amadouer Haliburton. Le Canada, qui a voulu ce sommet, mettait ainsi son comportement en contradiction avec son discours sur l'équité sociale.

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Peut-être y a-t-il pire encore. Le sommet de Monterrey survient au lendemain d'une prétendue « régularisation » du statut des immigrants clandestins aux États-Unis. Des millions d'hispanophones sont touchés, preuve que le président Bush n'oublie jamais sa campagne électorale : les hispanophones sont aujourd'hui 38 millions aux États-Unis dont plus du quart en situation illégale et précaire. Cependant, la mesure ne saurait faire oublier à l'Amérique centrale et à l'Amérique du Sud que le « el Norte » du travail et de la prospérité leur ferme ses portes. Ajout désagréable, c'est le Mexique qui, dans le repli étatsunien à l'intérieur de sa culture, est appelé à servir de rempart contre la poussée des pauvres sud-américains en direction du Nord. Le Mexique était déjà écartelé entre deux sentiments : il se réjouissait, discrètement bien sûr, de voir des millions de ses pauvres se perdre dans le magma étatsunien, mais son opinion publique l'obligeait à plaider auprès de Washington en faveur des clandestins. Vicente Fox a obtenu du président Bush un geste équivoque, c'est-à-dire une régularisation du statut des clandestins mexicains... qui les place à la merci des patrons dont ils ont déjà à se plaindre. En contre-partie, le président mexicain doit rendre moins perméable sa frontière sud. Fruits empoisonnés des rencontres bilatérales.

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Si cette lecture des tractations récentes est correcte, le sommet de Monterrey, loin de préparer la réduction des disparités, aura accusé les clivages entre le Nord et le Sud et imposé au Canada et au Mexique un rôle peu glorieux dans la défense des intérêts du Nord.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20040115.html

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