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Dixit Laurent Laplante
Pluméliau, le 16 février 2004

Terrorisme d'État et coûts cachés de la guerre

Un mot, aussi laid que possible, éprouve pour cette raison et pour quelques autres d'énormes difficultés à s'intégrer au vocabulaire courant, celui d'internalisation. Le terme, lourdaud et apparemment snob, déplaît à l'oreille et aux maxillaires presque autant qu'il indispose ceux qui manipulent l'opinion et détestent les analyses trop crues. L'idée que cache le mot n'a pourtant rien de sorcier et on devrait l'approcher avec plus de curiosité que de méfiance. Il serait futile, en revanche, d'en demander le décodage aux manipulateurs qui s'emploient à en faire oublier l'utilité. Internaliser les coûts d'une opération ou d'une politique, c'est tout simplement dire la vérité, rien que la vérité et TOUTE la vérité au sujet de TOUTES les dépenses imputables à cette opération ou à cette politique. Instrument utile à l'évaluation démocratique; clarté détestable pour qui préfère les distorsions. Appliquée à la guerre, l'internalisation contribuerait à en dégager les coûts réels et à la rendre socialement inacceptable.

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On n'internalise pas les coûts du transport par automobile privée si on ne fait pas apparaître quelque part dans la somme la construction et l'entretien d'au moins une partie des rues et des routes. Quand le camionnage proteste contre les subventions versées au transport ferroviaire, il oublie d'internaliser les dommages que ses poids-lourds causent à la voirie et qui dépassent notablement les redevances versées par les entreprises de camionnage. Quand on glorifie la Formule-1 et qu'on chiffre ses retombées montréalaises en dizaines de millions, on ignore savamment, une fois encore, les règles de l'internalisation. Nulle part, en effet, on évalue les corollaires négatifs que sont le mépris de l'environnement et la glorification d'un modèle socialement irresponsable de conduite automobile. À propos de la guerre, comme par hasard, les péchés par omission, autrement dit le refus d'internaliser l'ensemble des coûts réels, sont innombrables, colossaux, aussi mortels - au sens strict du terme - que les pires péchés capitaux. On sait que la guerre coûte cher, mais on n'imagine pas à quel point.

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Prenons exemple de l'actualité afghane. En secouant l'emprise des taliban sur l'Afghanistan, l'offensive militaire dirigée par les États-Unis a provoqué un effet pervers d'une importance capitale : la culture et le commerce de l'opium sont revenus presque instantanément au niveau atteint avant la dictature taliban. En termes concrets, plus de 50 000 tonnes d'opium peuvent à nouveau déferler sur le monde. Combien coûte à l'ensemble des pays cet alourdissement de l'offre criminelle? Parce qu'un effarant pourcentage de la criminalité est imputable à la drogue, ce sont des dizaines de millions de dollars qu'un pays comme le Canada (ou un autre) doit gaspiller en travail policier, en procédures judiciaires, en désintoxication et en frais d'incarcération. Parce que la guerre contre l'Afghanistan a liquidé l'effort taliban contre la drogue en même temps que les insoutenables exactions du régime, ce sont des centaines de millions de plus, sinon des milliards, qu'il faudra dépenser pour endiguer l'afflux de 50 000 tonnes d'opium supplémentaire. Ergotons si l'on veut et tentons de prouver que, de toute façon, la demande de drogue aurait gonflé le production d'opium en Afghanistan ou ailleurs, on n'aboutira quand même pas à démontrer que l'invasion de l'Afghanistan n'influe pas sur les coûts policiers, judiciaires, prophylactiques et carcéraux. Une internalisation rigoureuse des coûts de la guerre préciserait l'ampleur de la dévastation causée partout dans le monde par l'empressement des « libérateurs » à ne pas remplacer ce qu'ils détruisaient et à laisser le trafic de l'opium recouvrer son ancien empire.

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Même si, à l'encontre de toute décence, dix vies étrangères pèsent moins lourd qu'une vie américaine et même si la « légitime défense » israélienne provoque trois fois plus de morts chez les Palestiniens que chez les Israéliens, on doit quand même, quelque part, imputer à la guerre la mort de nombreux civils afghans, irakiens, palestiniens. On doit également, sous peine de myopie criminelle, inclure dans les coûts de la guerre les milliers d'enfants et d'adultes charcutés par les mines antipersonnel et les obus à fragmentation. Il faudrait également, pour préciser la définition de l'image qu'on se forme de la guerre, intégrer au bilan les dommages causés aux soldats eux-mêmes et aux populations civiles par des armes qui recourent aux « qualités » de l'uranium tout en dissimulant ses dévastations et même sa présence.

Et que dire des dommages causés à l'environnement par la frénésie guerrière? À quel budget doit-on imputer les coûts et les ratés du déminage? Combien de générations coréennes, afghanes, irakiennes devront vivre en ne sachant jamais dans quel sentier la mort ou le handicap physique les attend et quel poison s'insinue dans leurs poumons à cause de recours hypocrite à l'uranium des balles et des obus? Ne plus pouvoir vivre en harmonie avec l'environnement parce que la guerre l'a rendu menaçant, quel coût cela représente-t-il pour la vie, la santé, l'imaginaire? Les crimes commis contre l'environnement par le terrorisme d'État devraient apparaître dans les budgets militaires - être internalisés - pour que se précisent les coûts de la guerre. Terrorisme d'État? Oui, c'est de cela qu'il s'agit quand les États-Unis et leur allié israélien bombardent, spolient et assassinent. Et quand les pouvoirs hégémoniques font proliférer l'armement nucléaire et autres armes de destruction massive, il faut admettre que le terrorisme d'État pratiqué par les États-Unis et Israël met l'environnement en danger et constitue pour l'humanité une menace infiniment plus redoutable qu'al-Qaeda.

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À ces coûts presque tous quantifiables, il faudrait ajouter ceux qui échappent aux calculettes, mais enlèvent à la vie quelques-uns de ses impondérables plaisirs. Savoir, même si l'on voyage peu, que l'État évalue et fiche ses citoyens en fonction du risque dont ils seraient porteurs, c'est déprimant. Savoir que différentes couleurs distinguent les dossiers des citoyens en fonction de ces risques et que cet arc-en-ciel fielleux est « harmonisé » avec les dossiers paranoïaques qu'élabore le gouvernement américain, c'est subir au fond de soi une gluante intimidation. Ce n'est pas parce que cette gangrène injectée dans la qualité de vie est difficile à traduire en dollars qu'on doit dispenser la psychose guerrière de l'internaliser.

Oui, la guerre coûte cher. Plus qu'on ne le pense. Et d'autant plus cher, semble-t-il, qu'elle est illégitime et qu'elle est assimilable à un terrorisme d'État frappant au loin, mais aussi très près.

Laurent Laplante

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