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Dixit Laurent Laplante
Pluméliau, le 23 février 2004

Des leçons mal comprises

La revue américaine Atlantic Monthly présentait dans sa plus récente livraison un article portant la signature de Kenneth M. Pollack et arborant le titre flamboyant de Spies, Lies and Weapons. En raison de l'expérience de M. Pollack en matière d'information stratégique et de sa connaissance du dossier irakien, mais en raison surtout de son attitude, l'article mérite lecture. Après un livre où il plaidait en faveur d'une invasion de l'Irak, Pollack se demande cette fois où et comment tant d'erreurs d'appréciation ont pu se commettre. Malgré cette ouverture d'esprit, M. Pollack répond plutôt mal à ses propres questions, au point que ses recommandations n'empêcheraient pas la triste répétition des bourdes commises.

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Sans surprise, Kenneth M. Pollack situe les armes de destruction au coeur de son examen de conscience. Comme tant d'autres, il avait fini par se persuader que Saddam Hussein détenait un dangereux arsenal et constituait une menace de première grandeur. Autour de lui, ses collègues de la CIA et des autres services de renseignements entretenaient les mêmes certitudes. Il estime, en outre, que les spécialistes d'autres pays, y compris ceux de l'Allemagne, formulaient le même verdict. Autrement dit, l'erreur de perspective avait valeur de repère partagé et universel.

Au passage, Pollack corrobore aussi, mais sans fracas, l'accusation maintes fois lancée contre le clan de la Maison-Blanche. Oui, le bras politique a fait pression pour que les conclusions des analyses techniques deviennent plus alarmistes. Peut-être n'a-t-il pas observé lui-même toutes les interventions d'ordre politique, mais on peut présumer que sa connaissance du milieu et ses contacts ont efficacement complété le tableau. Pollack note la chose, mais ne jette pas les hauts cris. L'interférence ne lui plaît pas, mais il est à deux doigts de s'y résigner. Cela, on l'admettra, continue à diluer la responsabilité : « Nous étions tous d'accord et, en plus, les pressions politiques allaient dans le même sens. »

C'est pourtant là que se produit le plus étonnant virage : l'invasion de l'Irak, laisse entendre l'auteur, fut quand même une bonne chose! Au motif que Saddam Hussein a été chassé du pouvoir et que la région bénéficie du déboulonnage d'un tyran. Les pays qui, comme la France et l'Allemagne, ont refusé de participer à l'agression reçoivent aujourd'hui de Pollack les mêmes blâmes incendiaires qu'au moment de l'affrontement au sein du Conseil de sécurité. Ces États, qui ont eu raison sur le fond du dossier, se sont quand même conduits, estime Pollack, de façon honteuse. Le jupon commence à dépasser autant qu'une traîne royale. Dans cette perspective, on comprend que Pollack accouche de recommandations convenues, banales et stériles. Les vérifications exigeront plus de rigueur, les sources seront évaluées selon des critères plus fiables et moins politiques, etc. L'examen de conscience se termine de façon étrangement complaisante.

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À aucun moment, Pollack ne prend conscience (ou n'admet) que l'ensemble des services d'espionnage et de renseignements baigne dans une culture de méfiance et de paranoïa. Rien d'étonnant là-dedans. Comme les policiers, comme aussi les journalistes, les agents des services dits secrets sont payés pour se méfier de ce qui peut se cacher derrière le sobre papier peint du mur le plus lisse. On leur demande de voir derrière les apparences, de débusquer le complot qui se développe derrière les sourires et la banalité des conduites. Dans ce milieu, le soupçon est de mise et le cynisme conduit à toujours entrevoir le profil d'un docteur Jekyll sous le rassurant visage de Mister Hyde. Conséquence prévisible, comme les semblables attirent les semblables, les enquêteurs méfiants ne fréquentent que des enquêteurs méfiants. Comme tenu de cette évidence, comment surgirait l'hypothèse d'un « danger nul » dans un climat d'universelle paranoïa? Pollack lui-même est à ce point immergé dans une culture d'incrédulité systématique qu'il n'en note plus l'influence sur lui et sur ses collègues. Il voit un problème technique là où la paranoïa professionnelle a donné ses résultats habituels. Il oublie que cette paranoïa a sérieusement affaibli la résistance que les professionnels du renseignement auraient pu et dû opposer aux pressions d'un Dick Cheney. La culture des services secrets étant ce qu'elle est, on peut lui demander de se montrer circonspecte, pas de renoncer à la méfiance. Méfiance normale, je le répète, mais qu'on doit constater et qu'on doit pondérer par autre chose. Ne se méfiant pas de son propre penchant, Pollack n'a pas vu le besoin d'un contrepoids et d'une distance critique.

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Pollack se trompe également lorsqu'il estime que la France et l'Allemagne adhéraient à un certain moment au projet belliqueux des États-Unis. Tout comme il se trompe en estimant que les inspecteurs d'Hans Blix ou d'El-Baradei en sont arrivés en cours de route aux mêmes vues que le tandem anglo-américain. Il est vrai que ni les deux principaux pays européens ni les agences de vérification internationales n'ont affirmé que l'Irak était dépourvu d'armes de destruction massive. On n'affirmait ni une thèse ni son contraire. On doutait, ce qui était le plus sage, et l'on demandait de laisser du temps au temps. Pollack se soustrait aux nuances : la France, l'Allemagne et les différents groupes d'inspecteurs internationaux auraient fait machine arrière et auraient refusé de prendre les mesures requises contre un pays menaçant. La vérité, c'est qu'on demandait du temps. C'est aussi qu'en l'absence de certitude - dans un sens ou dans l'autre - on faisait confiance aux inspections et à la diplomatie. Pollack, peut-être à son insu, voit de la lâcheté ou de l'inconscience là où se manifestait plutôt la prudence. Chose certaine, la force lui semble, aujourd'hui encore, la solution qu'il fallait privilégier. Tirer une telle conclusion alors que tout indique qu'on a frappé pour rien, voilà qui range Pollack dans le camp des apprentis-sorciers. On aura compris, en outre, que Pollack ne juge pas nécessaire de rendre aujourd'hui hommage à ceux qui, pays et agences d'inspection, prêchaient la patience. Aux yeux de Pollack, les présomptions américaines, bien que mal fondées, se pardonnent, tandis que les mises en garde justifiées d'une partie de l'Europe et des agences d'inspection méritent à ses yeux, aujourd'hui encore, les pires reproches. Étrange examen de conscience.

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Plus étrange encore est le peu d'attention que porte notre sympathique repenti aux mécanismes d'évaluation des risques. Après avoir reconnu que la confrérie du secret s'était dupée elle-même en plus de se laisser intimider par les pressions politiques, il conserve sa pleine confiance aux évaluations effectuées par des gens et des organisations contrôlés par l'hégémonie américaine. À aucune occasion Pollack n'envisage sérieusement la mesure qui devrait pourtant lui paraître indispensable : confier l'évaluation des risques guerriers à l'ONU et à ses inspecteurs. Il constate l'erreur commise à propos de l'Irak, mais il laisse en place de quoi la répéter à propos de la Corée du Nord, de la Syrie ou de l'Iran. Pollack, en somme, reconduit le système qui a permis aux États-Unis de répandre le mensonge et d'envahir l'Irak. Il oublie au moment de conclure que les inspecteurs de l'ONU ont été plus fiables que les faucons américains. Il oublie que mieux vaudrait à l'avenir s'en remettre à eux plutôt qu'à une administration belliqueuse ou même aux services d'espionnage d'un pays en particulier. Les États-Unis n'auraient donc pas à tempérer leurs prétentions : ils n'ont que faire des inspecteurs internationaux ni des tribunaux souhaités par l'ONU.

Attitude sympathique que celle de Pollack, mais analyse tronquée et conclusions aberrantes.

Laurent Laplante

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Recherche : Mychelle Tremblay


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