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Dixit Laurent Laplante
Pluméliau, le 26 février 2004

Reconquérir l'Amérique?

Faut-il, au nom du pragmatisme et des habitudes, continuer à confondre les États-Unis et l'Amérique? Mieux vaudrait-il, pour éviter d'être involontairement solidarisés avec les gestes de nos voisins, insister pour faire d'eux des États-Uniens et réserver le terme d'Amérique pour les décisions et les réalités vraiment communes à l'ensemble du continent? Scinduntur auctores ou, si l'on préfère, les avis sont partagés. Comme l'alternative comporte sur ses deux faces des aspects concrets et des facettes idéologiques, les réponses peuvent varier d'un camp à l'autre, mais aussi à l'intérieur de chacun. Le fait que les États-Unis revendiquent aujourd'hui explicitement le droit de régenter toutes choses en tous lieux place peut-être le débat dans une lumière plus crue, mais ne l'invente pas.

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L'appropriation du terme d'Amérique par les États-Unis ne fait pas de doute. Il suffit d'un discours de George W. Bush ou d'un autre ténor d'outre-frontières pour s'en convaincre. « God bless America », clame-t-on sans jamais préciser si les complaisances divines sont conviées à descendre sur le Mexique ou le Canada en aussi grande abondance que sur les seuls États-Unis. Ce n'est d'ailleurs pas le seul mot ainsi dépouillé de son sens originel par l'inflation verbale des États-Uniens et qui change de propriétaire. Pas un instant on ne se demandera si le discours sur « l'état de l'Union » peut référer à un autre regroupement politique. Même quand existait l'URSS dans sa majesté et son autoritarisme, on parlait d'elle comme de l'Union soviétique, pas comme de l'Union. De la même manière, le monopole étatsunien exercé sur le terme d'États-Unis fait oublier le fait que d'autres ensembles politiques, comme le Brésil, se considèrent eux aussi comme des Estados Unidos, mais ne s'accaparent pas le terme. On s'en étonnera à peine, tant les peuples, surtout les plus puissants, font graviter le monde autour de leur seule existence et rejettent les autres vers la nuit obscure ou la barbarie.

Ce qui étonne un peu plus, mais à peine, c'est l'acceptation presque enthousiaste de la prétention étatsunienne par le reste du monde. On en ajoute même un peu. À la manière des géographes qui ne savent plus si la planète compte trois, cinq ou sept continents, les commentateurs d'un peu partout usent du terme d'Amérique comme s'il recouvrait tantôt l'Amérique du Nord seulement, tantôt les trois Amériques, rarement les États-Unis seulement. Pour l'auditeur canadien ou québécois, il est agaçant d'entendre le chroniqueur du Monde ou de L'Express décrire les politiques « de l'Amérique » comme si le Canada et le Mexique s'étaient retirés de l'atlas géographique. Simplification cavalière au moment où l'on vante ici et là les droits à l'exception culturelle. Façon expéditive et quelque peu dédaigneuse de faire passer à la trappe des populations plus importantes que celle de la France ou de l'Angleterre.

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Le débat peut ressembler quand même à celui qui, au temps des rigueurs théologiques, faisait couler le sang dans les rues de Lutèce à propos du sexe des anges : anachronique et futile. D'une part, l'habitude d'identifier États-Unis et Amérique est solidement implantée; d'autre part, l'amalgame est peut-être source de clarté, car elle accorde plus d'importance aux évidences politiques et militaires qu'à une terminologie qui empoignerait mal le réel. À cela s'ajoute le risque que fait peser la rectitude politique sur quiconque s'aventure à critiquer les États-Unis. L'accusation d'antiaméricanisme guette, en effet, celui qui, à bon droit pourtant, refuserait un vocabulaire qui attache sans leur avis tel et tel pays au char de la Maison-Blanche.

Promise à la futilité, l'offensive pour disputer aux États-Uniens la possession « verbale » de l'Amérique entière mérite-t-elle un effort? Certains, dès ce stade, blâmeront l'apparent défaitisme : ce n'est pas parce que l'expression est incrustée dans les médias et les habitudes qu'il faut l'avaliser. Rares sont cependant ceux et celles qui prédiront un grand avenir aux termes d'États-Uniens ou d'Étatsuniens. La question peut donc reprendre pied : le jeu en vaut-il la traditionnelle chandelle? Précisons encore : s'agit-il d'un débat linguistique ou d'une protestation surgie d'une frustration plus large? Pour ma part, par tempérament plus qu'à partir d'un raisonnement serré, je répondrais gaillardement « les deux »! Je ne dissocierais pas langue et convictions. Je tiendrais autant à rapprocher la langue de la réalité qu'à combattre les démissions qui infiltrent la langue pour mieux évacuer les différences politiques et sociales. D'un côté, la langue serait plus précise si elle ne parlait d'Amérique que dans les cas où l'Amérique est spécifiquement visée; de l'autre, même la plus fragile préccupation identitaire devrait inciter ceux qui ne sont pas États-Uniens et qui habitent quand même l'Amérique à préserver leur modeste exception culturelle.

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Reste le relent d'antiaméricanisme. Aux yeux de certains, toute « crispation identitaire » manifeste de l'agressivité et appartient au versant dangereux du nationalisme. Revendiquer pour les Canadiens comme pour les Mexicains le droit de ne pas être littéralement « évaporés » par les propos tenus à propos de l'Amérique, ce serait, pour ceux-là, la preuve d'un injuste désamour à l'égard de l'Oncle Sam. Certains, plus nuancés, ne critiqueront pas la légitimité de la revendication, mais préféreraient des combats moins clairement voués à l'échec.

J'admettrais, à titre personnel, que l'utilisation du terme Étatsunien (ou États-Uniens) s'éloigne tellement de nos habitudes et de celles du reste du monde que le virage prête flanc à maintes accusations s'il s'effectue trop brusquement ou sonne comme un blâme social ou politique. Le risque est grand, si un texte substitue systématiquement États-Uniens à Américains, que l'oeil se heurte au changement et néglige le contenu du texte. Qu'aurait-on gagné?

Humblement et peut-être par pusillanimité, je ferai donc coexister les deux appellations, me réservant toutefois le droit d'aligner graduellement ma terminologie sur les légitimes exigences de la clarté linguistique et de spécificité culturelle. On admettra qu'un dossier comme celui du sommet des Amériques oblige (et aide) l'observateur à constater les insuffisances et les distorsions du vocabulaire auquel nous sommes habitués.


Laurent Laplante


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