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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 12 avril 2004

« Faites le nécessaire et ne me dites rien »

Le comité canadien des comptes publics voudrait diriger son enquête sur le programme des commandites vers les sables mouvants qu'il n'agirait pas autrement. Ceux qui posent les questions ignorent misérablement ce qu'ils cherchent et ce qu'ils pourraient trouver, tandis que ceux que visent les interrogations font semblant de ne pas savoir ce qu'on cherche. Journalistes spécialisés et députés de l'opposition devraient pourtant soupçonner que la véritable culpabilité politique ne se limite pas bêtement aux interventions décelables à l'oeil nu. Pas plus que le propriétaire de médias n'a besoin de corriger la prose de ses éditorialistes pour la rendre sirupeuse. Dans les deux cas, il suffit de choisir ses collaborateurs parmi l'immense cohorte des fins calculateurs.

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Retournons un instant en arrière. Cela permettra d'admirer la constance de la nature humaine, mais aussi d'éclairer par des exemples entrés dans la mémoire les méthodes utilisées depuis toujours par les politiciens retors.

L'Union nationale, pendant la quinzaine d'années où elle régna sur le Québec, hissa jusqu'au niveau de l'art l'approvisionnement de sa caisse électorale souterraine. Certes, les régimes libéraux de Lomer Gouin et, plus encore, d'Alexandre Taschereau ne valaient pas mieux au chapitre de la moralité, mais rigueur et méthode n'étaient pas à la hauteur de leur immoralité. Sous l'Union nationale, le péché devint statutaire. Les fournisseurs versaient, sous peine de famine, un péage systématique qui garantissait la corruption et la réélection. Soit. S'imagine-t-on un instant que le premier ministre Duplessis tenait un fichier personnel des redevances perçues en son nom et par son parti? Était-il assez imprudent pour établir chaque jour la liste des entreprises à soumettre au tribut? Des personnalités loyales et discrètes comme Gérald Martineau ou Jos. D. Bégin assuraient le financement et protégeaient le « chef ». Eux savaient tout, le « chef » le moins possible. Car c'est là l'essentiel : le bon soldat ne commettra jamais l'erreur de livrer à son patron des informations embarrassantes.

Quand le président François Mitterrand fut avisé que les essais atomiques français à Mururoa pouvaient être troublés par les vagabondages d'un navire de Greenpeace, on peut penser que le dialogue entre le porte-parole des services d'espionnage et le locataire de l'Élysée fut aseptisé. L'un dit « Problème » et l'autre répondit « Faites le nécessaire ». Il ne fut sans doute pas nécessaire que l'homme politique demande à l'espion couleur de muraille de lui en dire le moins possible.

Quand s'organisa au Québec le parcours du général de Gaulle le long du « chemin du roy », s'imagine-t-on que le premier ministre Johnson eut en main chacune des ententes avec les stations de radio mobilisées pour la circonstance? Pense-t-on que l'homme politique eut à bénir personnellement l'achat des milliers de fleurdelisés payés par le gouvernement et remis aux enfants libérés de l'école pour la circonstance? Quelqu'un faisait le nécessaire et insérait les nébulosités souhaitables entre les exécuteurs des basses oeuvres et le sommet politique.

De la même manière, on ne trouvera aujourd'hui que de très rares preuves de censure. Pourquoi le propriétaire d'un conglomérat se donnerait-il la peine de se pencher sur la nuque de son éditorialiste pour extirper de son texte un quelconque révisionnisme? Il est plus simple de choisir des collaborateurs peu suicidaires et de s'en remettre à eux : « Qu'ils fassent le nécessaire. » Là aussi, on pourra jurer que jamais au grand jamais il n'y eut censure. Quand le calcul du rédacteur produit la nécessaire autocensure, pourquoi la censure interviendrait-elle?

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Ne concluons cependant pas que le pouvoir politique peut se laver les mains d'un financement électoral répugnant ou d'une gestion contraire à la loi. Ce n'est pas parce qu'un ministre n'a pas explicitement choisi l'heureux récipiendaire du contrat bidon qu'il n'est pas à l'origine de la magouille.

Le non-dit aurait donc une grande importance? Bien sûr, à condition, toutefois, de ne pas le confondre avec l'imprécision. Dans le cas des malversations commises dans le programme des commandites, il était - et il est toujours - patent que les exécuteurs des basses-oeuvres tablaient sur une certitude : tout ce qu'ils feraient recevrait l'aval de l'autorité politique. Risque nul pour eux, par conséquent, même si les règles dépérissaient misérablement faute d'application. Pour que le pouvoir politique puisse jouer les Ponce Pilate, il fallait qu'il puisse se taire; pour que les exécutants puissent jouer les matamores et mettre en oeuvre toutes leurs idées tordues, il suffisait (!) qu'ils soient assurés de la parfaite connivence de leurs patrons. Sous Jean Chrétien, les mercenaires au cuir épais avaient d'autant plus de latitude que le patron lui-même avait redéfini à la baisse les exigences de la moralité. Quand le premier ministre d'un pays s'abaisse jusqu'à user de la pression personnelle pour gaver les amis, les mercenaires osent n'importe quoi sans même un frisson d'incertitude.

On voit à quel point le comité des comptes public fait fausse route. Il cherche la preuve de directives qui n'avaient pas besoin d'être formulées; il ne s'intéresse pas à la complicité tacite entre le palier politique et celui des « mesures nécessaires ».

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Ce que cherchent les membres du commando créé par la Chambre des communes est de nature culturelle. Comme dans une société secrète, des valeurs ont cours au sein du Parti libéral du Canada (PLC) qui se passent depuis longtemps de mentions explicites. Sûr de son éternité, le PLQ protège efficacement ceux qui le servent bien. Sur le versant politique, il ne laisse aucune trace de ses vilaines intentions; côté bureaucratique, il comble de sa reconnaissance ceux qui ont l'intelligence et le triste courage de ne jamais refiler d'information embarrassante aux élus. Une culture immensément permissive et gourmande unit tout ce beau monde, surtout lorsqu'il s'agit de combattre le péril souverainiste. De toute façon, les autres partis fédéralistes sont tentés de se dire d'accord avec les entourloupettes libérales, car le pays a été sauvé.

Quant aux journalistes, peut-être serait-il opportun qu'ils reviennent (ou viennent) à Kundera.

... le pouvoir du journaliste ne se fonde pas sur le droit de poser une question, mais sur le droit d'exiger une réponse.

Veuillez observer, s'il vous plaît, que Moïse n'a pas rangé « Tu ne mentiras point » parmi les dix commandements de Dieu. Ce n'est pas un hasard! Car celui qui dit « Ne mens pas » a dû dire auparavant « Réponds! », alors que Dieu n'a accordé à personne le droit d'exiger d'autrui une réponse. « Ne mens pas », « dis la vérité » sont des ordres qu'un homme ne devrait pas adresser à un autre homme, tant qu'il le considère comme son égal. Dieu seul, peut-être, le pourrait, mais il n'a aucune raison d'agir ainsi puisqu'il sait tout et n'a nul besoin de nos réponses.

En d'autres termes, les journalistes se trompent s'ils croient traquer la corruption à coups de questions aux corrompus. C'est sur le travail d'enquête qu'il faut compter, non sur les improbables aveux de l'élu qui n'a pas ouvertement exigé la malhonnêteté ou sur ceux du fonctionnaire qui a couru au devant des désirs informulés de son patron politique. Travail d'enquête, puis insistance sur l'existence persistante et maléfique d'une culture d'immoralité. C'est plus exigeant, mais plus utile à long terme que de répéter les mêmes questions à des gens qui, comme Alfonso Gagliano ou Condoleezza Rice, ne se confesseront jamais.


Laurent Laplante

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