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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 22 avril 2004

L'ONU se laissera-t-elle piéger?

Même si son équipe a tout mis en oeuvre, censure comprise, pour empêcher que des reportages macabres affolent l'opinion étatsunienne comme au temps du Vietnam, le président Bush est rejoint à son tour par des images qui bouleversent son pays. Le sang et les cadavres envahissent les écrans comme si la guerre dite technologique était encore et malgré tout une guerre. Comme Richard Nixon, George W. Bush, selon la formule consacrée, est en train de perdre aux mains des médias américains une guerre qui se déroule à l'étranger. Comme ce risque rend le président moins assuré de sa réélection, la Maison-Blanche cherche une échappatoire qui ne ressemblerait pas trop à une fuite. D'où l'appel à l'ONU. Appel que l'ONU n'entendra que si elle a des propensions au suicide.

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Car c'est le mépris et non le respect qui inspire la démarche. La Maison-Blanche siffle l'ONU comme on siffle un toutou docile : « Je n'ai tenu aucun compte de votre opinion et j'ai commis toutes les erreurs contre lesquelles vous me mettiez en garde. À vous de les réparer. Au signal, vous vous présentez à Bagdad ! » De plus, comme si cela allait de soi, la Maison-Blanche se dispense de préciser que le pouvoir réel, même dans l'hypothèse où l'ONU manifesterait le masochisme souhaité, demeurera entre les mains des États-Unis.

Que l'ONU soit conviée à un rôle d'exécutante, voilà, en effet, qui relève de l'évidence. Les États-Unis entendent conserver le commandement militaire tout en se délestant d'une portion ou de la totalité de la facture. En construisant à Bagdad la plus effervescente ambassade du monde, les États-Unis se dotent d'une base d'écoute, d'espionnage et d'intervention rapide appelée à « desservir » un ensemble de pays riches en pétrole. En y nommant comme ambassadeur celui qui, en coulisse, a tout fait pour isoler la France lors de l'affrontement décisif au Conseil de sécurité, la Maison-Blanche fait savoir à tous ceux qui croiraient à un assouplissement des positions étatsuniennes qu'ils font fausse route. Le diplomate Negroponte n'a que faire de la collaboration; son penchant l'incite plutôt, comme on l'a vu au moment où les États-Unis tentaient de créer une véritable coalition, à intimider les récalcitrants et à acheter ceux qui peuvent l'être. Il continuera à Bagdad ce qu'il faisait à New York.

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L'ONU ne peut donc se bercer d'illusions. Jamais elle ne pourra s'interposer entre les « marines » à la gachette nerveuse et ceux qu'on dénomme les insurgés. Jamais elle ne pourra empêcher les conglomérats étatsuniens de disposer des richesses naturelles de l'Irak. Jamais l'ONU ne pourra aider Bagdad à définir une diplomatie proprement irakienne et à rétablir les ponts avec les capitales de son choix. Jamais l'ONU ne pourra enclencher un processus électoral digne de ce nom. Il est patent, en effet, que les États-Unis ne se plieront au résultat des urnes que s'ils ont pu le téléguider. Jamais l'ONU ne pourra gérer l'éventuel budget irakien selon les besoins en éducation et en santé; les infrastructures requises par l'armée d'occupation saigneront à blanc l'ensemble des ressources fiscales.

Point n'est besoin d'être devin ou lourdement antiaméricain pour prévoir ce scénario. Il suffit de dresser le bilan de la décennie d'ostracisme qu'a vécue l'Irak entre les deux invasions de son territoire. On additionnerait les décès découlant de l'actuelle occupation de l'Irak et le demi-million d'enfants morts au cours du blocus établi en 1991 qu'une conclusion troublante s'imposerait : le despote sanguinaire qu'il fallait abattre à tout prix a peut-être tué moins d'Irakiens que les « libérateurs ».

Tout cela oblige l'ONU à entretenir une crainte supplémentaire. Celle d'être agressée par les Irakiens exactement comme le sont les soldats mobilisés par les États-Unis. Encore là, il ne s'agit pas d'une supputation paranoïaque, puisque l'ONU a déjà payé de plusieurs morts son apparente connivence avec l'armée d'occupation. L'ONU porte le deuil de ses diplomates non parce qu'elle a pactisé avec l'occupant, mais parce que quelqu'un a défini les règles du jeu de manière manichéenne : il fallait se ranger dans le camp du bien ou dans celui du mal. En refusant de choisir, l'ONU fut perçue comme la complice de l'autre camp et frappée aussi durement que si elle avait battu pavillon étoilé. Un extrémisme répond à l'autre et la modération de l'ONU lui fait courir les plus grands risques.

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Ainsi se referme le cercle vicieux qui emprisonne l'ONU. Les États-Unis lui refusent et lui refuseront toujours l'autonomie et elle ne sera accueillie en amie que si elle démontre fermement cette souhaitable autonomie. Forsythe parlerait de « l'alternative du diable ». Répéter à satiété que l'on ne peut quand même pas abandonner l'Irak à son sort augmentera la tension, mais n'accroîtra aucunement la marge de manoeuvre et ne suscitera pas une troisième hypothèse.

À défaut d'une solution sereine et parfaite, peut-on au moins circonscrire le moindre mal? Pareille recherche broie le coeur, car le moindre mal provoque peut-être moins de morts que le pire, mais il tue quand même des humains. Se dire que, de toute façon, les morts sont ici la responsabilité des envahisseurs, cela peut réduire le sentiment de culpabilité, mais ne ressuscite aucune victime. Tous ces détours, révélateurs du malaise, retardent l'heure du choix sans pour autant le rendre moins inéluctable. Alors?

Alors, l'ONU doit refuser l'offre vicieuse qui lui est faite. Accepterait-elle de jouer en Irak le rôle d'une potiche, d'un Laval ou d'un Quisling que la frustration irakienne se canaliserait contre elle. C'est pourtant ce rôle de cible et d'endosseur aveugle qui lui est offert présentement. Ceux et celles que l'ONU entraînerait avec elle en Irak et auxquels elle confierait des responsabilités seront perçus comme les valets des États-Unis et exposés pour cette raison à toutes les vindictes. Soit dit avec le moins de cynisme possible, c'est l'armée et la gouvernance des États-Unis qui, à titre d'éléphants piétinant la porcelaine, méritent de subir la meurtrière réprobation des Irakiens. Pas ceux qui se sont opposés à cette agression.

Poursuivons le plus sereinement possible dans cette analyse du « moindre mal ». Venir à la rescousse de l'armée étatsunienne provoquerait plus d'effets pervers que de résultats heureux. La situation en Irak ne serait guère modifiée, car la Maison-Blanche continuerait d'agir en sous-main. Par contre, le fardeau militaire et financier que portent aujourd'hui les citoyens américains serait suffisamment allégé pour que les fondamentalistes républicains se découvrent une nouvelle mission rédemptrice et attaquent un autre pays. L'ONU, dans cette hypothèse, n'aurait guère sauvé de vies irakiennes, mais elle aurait exposé au carnage les populations d'autres pays. À chacun son choix : la Syrie, la Corée du nord, la Libye...

La seule solution, c'est assurément un intérim confié à l'ONU et rapidement suivi d'un scrutin résolument irakien. Mais ni l'intérim ni les élections ne seront crédibles et acceptées par les Irakiens si l'hégémonie étatsunienne s'entête à « américaniser » les profits et à internationaliser les coûts.


Laurent Laplante

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Recherche : Mychelle Tremblay

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