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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 10 mai 2004

En marche déterminée vers l'abdication

Ce que propose le gouvernement libéral du Québec comme réforme administrative peut provoquer tantôt le rire tantôt le haussement d'épaules. L'orientation adoptée doit toutefois, une fois liquidées les réactions épidermiques, susciter l'inquiétude et la résistance. Non seulement, en effet, on perpétue la plus irresponsable tradition des apprentis-sorciers, mais on court vers l'immolation de l'État sur l'autel des intérêts privés. Comme si les ratés de l'administration Bush et de la philosophie néolibérale n'enseignaient rien.

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À certains égards, le gouvernement de Jean Charest termine sa tonitruante grossesse par l'enfantement d'une souris. On promettait le dégraissage rapide de la fonction publique, des coups sombres dans la forêt des contrôles, l'élimination draconienne des organismes gouvernementaux en mal de mission et d'utilité publique et quoi encore? À la lecture des décisions auxquelles en arrive le Conseil du trésor, on se demande si, une fois de plus, la stratégie n'a pas été d'annoncer un traumatisant séisme pour faire accepter doucettement un virage passablement pépère.

Un petit calcul calme certaines des craintes. Si l'activité professionnelle occupe les gens pendant environ 35 ans, il suffit, pour maintenir les effectifs à un niveau constant, de les remplacer au rythme d'à peu près 3 % par année. Annoncer avec fracas qu'on réduira la fonction publique de 20 % en dix ans, ce n'est pas nécessairement l'apocalypse! On se rapprocherait d'une menace plus sérieuse (et plus honnête) si l'on cumulait les deux pourcentages et si l'on évoquait une réduction de 5 % par an. Jusqu'à clarification, calmons-nous. Si, d'autre part, le gouvernement se déclare prêt à remplacer un sur deux des fonctionnaires mis à pied ou invités à la retraite, autant dire que l'on conserve à peu près les rythmes usuels d'attrition, d'embauche et de mobilité professionnelle.

Le gouvernement Charest reprend ainsi à son compte des méthodes qui permettent aux partis politiques de souffler le chaud et le froid : on fait retentir la corne de brume comme à l'approche d'un iceberg monstrueux, puis on réduit la taille du danger. On peut, par conséquent, entretenir le sentiment que le gouvernement libéral, après une campagne électorale où il se vantait d'être prêt à gouverner, édulcore chacune de ses promesses, depuis celle qui concernait les garderies jusqu'à celle qui garantissait le statu quo ante aux municipalités qui avaient protesté contre les fusions forcées en passant par le régime minceur imposé à la fonction publique.

Non seulement la réforme n'aura peut-être qu'une portée limitée sur la taille des effectifs gouvernementaux, mais le gouvernement se ridiculise en donnant à son plan un horizon démesuré. Si un semestre équivaut à une éternité quand il s'agit de vie politique, une réforme qui prétend durer deux fois plus longtemps que les défunts plans quinquennaux de la bureaucratique URSS devrait être classée parmi les documents réservés aux paléontologues du futur. Dix ans!

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Les assauts contre les organismes conseils sont porteurs d'un message plus inquiétant. On les a menacés du pire, mais la diète à laquelle on les soumet concrètement suscite plus d'incertitude que de véritable crainte. En faire disparaître quelques-uns et en fusionner quelques autres ne contrevient d'ailleurs pas au sens commun. L'essentiel, cependant, se situe ailleurs et rien ne démontre que le gouvernement Charest l'ait compris.

La fonction conseil est une nécessité. La meilleure preuve en est que tous les gouvernants, qu'il s'agisse de Paul Martin ou de Jean Chrétien, prête volontiers l'oreille aux conseils qui proviennent des coulisses. Chacun sait que certains des conseillers poids-lourds pèsent sur la législation (ou la date des élections) de façon plus déterminante que la plupart des ministres. La question, dès lors, est de savoir si ces conseillers attirent à eux les faveurs de l'État ou s'ils aident l'État à mieux faire face aux besoins, s'ils persuadent l'État de se plier à leurs espoirs ou s'ils se conduisent en authentiques serviteurs de l'État. Le triste dossier des commandites illustre ce que coûte et ce que rapporte le recours aux conseils trop discrets.

Un conseil consultatif, formé de personnes dûment nommées et de compétence établie à la satisfaction du milieu, garantit à l'État la qualité des recommandations et assure au public la transparence souhaitable. Abolir les conseils consultatifs pour mettre l'État à la merci des petits copains, ce n'est certes pas une amélioration. Par ailleurs, truffer les conseils consultatifs de partisans du régime ou de candidats défaits dont il faut panser les plaies, c'est détourner la fonction conseil de son utilité. Le Parti québécois ne respectait pas la fonction conseil quand il en confiait l'exercice à des partisans serviles et incapables de critiquer le gouvernement; le Parti libéral ne la respecte pas davantage quand il fait appel à des conseillers sans désintéressement et réduit le nombre de conseils consultatifs.

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La réforme que propose le gouvernement Charest serait-elle donc superficicelle et inoffensive? Non. Elle s'annonce même dévastatrice. Si elle devait s'effectuer avec les ambitions étalées par la ministre Jérôme-Forget, mieux vaudrait remplacer les élus par les vases chinois qu'affectionnait tant Pierre Trudeau. À quoi bon, en effet, recourir au processus électoral et peupler l'Assemblée nationale de pseudo-représentants du peuple si, au lendemain du scrutin, on confie à l'entreprise privée le soin de gérer une prison, un hôpital, un service policier? S'il est déjà difficile d'imputer correctement les responsabilités quand des employés d'un hôpital public humilient une patiente, que va-t-il se passer si l'entreprise responsable d'un établissement hospitalier « clé en main » fait face à un problème analogue? Que se passe-t-il déjà dans d'innombrables foyers d'accueil pour personnes âgées lorsque l'État renonce à ses inspections, dilue ses normes, laisse le profit se substituer à la compassion comme raison d'être?

Les dégradants comportements que l'opinion reproche présentement à l'armée américaine ne sont encore, selon tous les indices, qu'un pâle reflet de ce que se permettent les mercenaires embauchés par les entreprises impliquées dans la « reconstruction de l'Irak ». Des milliers de spécialistes de l'interrogatoire (!) sont à l'oeuvre et transmettent à l'armée ce qu'ils ont arraché aux bouches ensanglantées. Personne ne semble se demander où ces spécialistes ont appris leur art. À y regarder de près, on découvrirait que cet « art » leur a été inculqué pendant les plus sombres périodes de l'Afrique du Sud, de l'Argentine... Voués au chômage par l'évolution heureuse de leurs pays, ces mercenaires se recyclent aujourd'hui dans des entreprises auxquelles on confie l'extraction de l'information « clé en main ». On les paie et on les apprécie selon les résultats, non selon les méthodes qu'on préfère laisser dans une ombre complice. Pour eux, pas de cour martiale. Pas non plus de tribunal pénal international. Pour les hypocrites qui apprécient tous les renseignements, y compris ceux qui proviennent des plaies ouvertes, une telle privatisation ne comporte que des avantages. Ce que des soldats ont fait devant des caméras ne permet même pas d'imaginer les crimes que comettent des mercenaires payés au renseignement. En toute impunité.

Le gouvernement de Jean Charest estimera que j'exagère et que ses partenariats privé-public ne conduiront jamais à de tels abus. La réforme proposée serait moins inquiétante si, dès maintenant, on déterminait les redditions de comptes auxquelles seront soumises les entreprises assumant des services publics. Ne serait-ce que dans le domaine de l'eau, les crises provoquées par les ratés de l'entreprise privée dans divers pays indiquent cruellement que l'État est appelé à réparer les pots cassés. Après avoir enrichi les investisseurs du secteur privé, l'État assume le poids de leurs erreurs.

C'est cette dimension de la réforme Charest qui fait peur : l'État est intercepté et mis au service d'intérêts privés qui, d'entrée de jeu, sont dispensés de transparence, d'imputabilité et, bien sûr, de sens social.


Laurent Laplante

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Recherche : Mychelle Tremblay

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