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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 7 juin 2004

Boucs émissaires et départs équivoques

Le clan rassemblé autour du président Bush ne s'est pas encore résigné à admettre quelqu'erreur que ce soit. Il incombe aux faits de se modeler selon les vues de la Maison-Blanche, puisque la Maison-Blanche ne se reconnaît aucun devoir à l'égard de la réalité. Il en va ainsi au sujet du passé, mais le même sort attend l'avenir : il sera, du moins dans sa version officielle, ce que les faucons entretiennent comme vision et non pas ce qui, pourtant, se profile déjà. Le drame, ce n'est pas seulement que des contre-vérités se répandent et obtiennent créance, mais que les curiosités démocratiques ne parviennent plus à accréditer une version plus qu'une autre. Constamment, on redoute la manipulation. Or, une fois rompu le lien de confiance entre la population et les gouvernants, la démocratie n'est qu'un rite stérile et trompeur.

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J'aimerais croire que George Tenet, ci-devant patron de la CIA, quitte son poste pour rendre son fils plus heureux, mais je craindrais, en chantant ce refrain avec le démissionnaire, de me montrer d'une candeur ridicule. Part-il de son plein gré? Je ne sais. A-t-il été « démissionné? » Je ne sais. Je ne parviens pas non plus à adhérer complètement aux affirmations de l'Agence France-Presse (AFP) selon lesquelles George Bush perd par cette démission un de ses plus solides appuis. Peut-être est-ce le cas, mais je me demande, en vieux paranoïaque que je suis, pourquoi le président républicain a gardé si longtemps à son poste un homme auquel faisait confiance l'ex-président Clinton. Dans la logique tordue qu'impose l'observation des moeurs politiques, le fait de maintenir en place un adversaire ou un neutre est rarement signe de mansuétude. Le plus souvent, cette apparente largeur de vues dissimule une police d'assurance : quand il faudra éliminer un naufragé pour sauver le radeau, les dommages seront moindres si l'individu sacrifié porte le mauvais stigmate. Je n'affirme rien; je déplore d'en être réduit à ne pas savoir qui dit vrai. À l'heure actuelle, je me borne à penser que Bush avait davantage besoin de Rumsfeld que de Tenet; peut-être Tenet était-il un appui pour le président, mais pas son plus important.

Pour prêter des intentions aussi perfides à Donald Rumsfeld et au président Bush, il faut, me dira-t-on, avoir déjà des doutes sérieux sur leur moralité. J'en conviens. En distinguant cependant, comme je l'ai déjà dit, entre la sincérité et le jugement : George Bush me paraît agir selon la conscience qu'il s'est façonnée, ce qui fait de lui un homme droit, mais sa conscience lit mal la réalité, ce qui fait de lui un chef d'État dangereux. C'est peut-être au nom d'une mission qu'ils estiment descendue du ciel que George Bush et Donald Rumsfeld minimisent la gravité des crimes commis par l'armée américaine en Irak, mais cette sincérité traversée d'échanges avec le Très-Haut escamote quand même la réalité. Ce n'est pas vrai que les mauvais traitements infligés aux détenus irakiens constituent des cas isolés de sadisme pathologique. Des décennies de pratiques américaines en Amérique latine témoignent du contraire. Ce n'est pas vrai que la Maison-Blanche ignorait la situation. George Bush et Donald Rumsfeld s'accordent une absolution peut-être dictée par leur foi, mais ils n'en sont pas moins des dissimulateurs. Ils sont, en outre, les responsables directs de ces crimes systématiques en raison de leur mépris ostentatoire pour les conventions internationales et de leur insistance à engranger des renseignements par tous les moyens. Ils ont créé Guantanamo et s'en servent comme d'un incubateur de tortionnaires, en plus d'affirmer que le terrorisme rend caduques toutes les protections accordées aux prisonniers de guerre. Comme il se doit, des cours martiales dociles endossent les mensonges présidentiels et les sous-fifres paieront.

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Nous sommes également dans le noir quand il s'agit de porter jugement sur le très actif Ahmed Chalabi. Qui dit vrai? Chalabi lui-même quand il rend George Tenet responsable de sa disgrâce? La CIA du même George Tenet quand elle déclenche une opération coup de poing contre l'entremetteur et laisse entendre que d'importants secrets étatsuniens auraient été transmis à l'Iran par Chalabi? Richard Perle qui se porte à la défense de Chalabi au nom d'on ne sait quels intérêts? Dans le souque-à-la-corde entre Colin Powell et Donald Rumsfeld, comment faut-il interpréter l'éclipse subie par Chalabi? Et le New York Times, qui a « retardé » les dernières révélations sur Chalabi à la demande de la Maison-Blanche, a-t-il complètement libéré sa conscience?

Ce qu'on sait n'est pas d'un grand secours. L'arsenal irakien a joué un rôle déterminant dans la justification publique de l'invasion, mais il s'est révélé inexistant. A-t-on délibérément trompé l'opinion? Chalabi a-t-il pu, à lui seul, intoxiquer les décideurs des États-Unis? A-t-il travaillé de conserve avec les puissants démarcheurs israéliens qui tenaient autant que lui à déboulonner Saddam Hussein?

Autre zone ombragée, le doute au sujet de la fuite qui a révélé au monde l'identité d'un agent secret étatsunien. La révélation constituait-elle une vengeance à l'égard de l'époux de cette espionne? La Maison-Blanche est-elle impliquée dans ce geste honteux? On ne sait. Le fait que le président Bush se soit assuré, lui président des États-Unis, les services d'un avocat de pratique privée oblige à envisager le pire.

En somme, le plus puissant pays du monde a attaqué un régime sans doute odieux, mais qui ne constituait pas un danger pour lui. Il l'a fait au nom de motifs sûrement mal fondés et peut-être délibérément fabriqués. Qu'on mette en doute les affirmations en provenance de la Maison-Blanche n'est pas excessif, pas plus que n'est immoral le goût de considérer les démissionnaires comme des boucs émissaires.

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La méfiance est d'autant plus justifiée que les demi-vérités et les mensonges caractérisés brouillent déjà l'image de l'Irak de demain. La Maison-Blanche promet le transfert de la souveraineté aux Irakiens dès le 30 juin. On en fournit comme preuve le remplacement du proconsul Bremer par l'ambassadeur Negroponte. La preuve ne fait pas le poids, car les États-Unis construisent à Bagdad une ambassade gigantesque et une quinzaine de bases dans le reste du pays. Cela ne ressemble guère à des préparatifs de départ. On ne sait pas non plus, tant Colin Powell et Tony Blair se contredisent, si la souveraineté « totale » inclut le contrôle sur les forces d'occupation, la libre disposition des ressources pétrolières du pays, l'emprise complète sur le budget de l'État irakien... Quand la France, la Russie, la Chine et l'Allemagne, pour nous en tenir à une courte liste, demeurent sceptiques, a-t-on le droit de l'être?

La question refleurit : qui croire? L'Irakien choisi par Washington et qui réclame la souveraineté totale pour son pays est-il mandaté pour endormir la méfiance du Conseil de sécurité et faire croire à un réel changement de cap? Comment s'est effectuée la sélection des membres du futur cabinet irakien? L'ONU, pour laquelle la Maison-Blanche affirme professer un nouveau respect, a-t-elle été tenue au courant des tractations conduites par le proconsul Bremer?

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Le mensonge n'est pas omniprésent, me dira-t-on. J'aimerais adhérer à cette rassurante et plausible nuance. Le problème, c'est qu'un lien s'est rompu. On a tant menti et on en a dissimulé tellement que la confiance confinerait à la naïveté. La presse étatsunienne a entrepris des révisions déchirantes et on les souhaite complètes. Au sommet de la pyramide politique, on n'a encore confessé aucun péché. Doutons.


Laurent Laplante

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Recherche : Mychelle Tremblay

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