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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 8 juillet 2004

Le pouvoir est-il le seul critère?

Si tu sais...
Rêver, mais sans laisser le rêve être ton maître,
Penser sans n'être qu'un penseur...
(Kipling)

Pour un grand nombre, politique et recherche du pouvoir sont une seule et même chose. La démocratie ne serait d'ailleurs qu'un cheminement un peu plus civilisé vers le pouvoir. « Entrer en politique », ce serait s'offrir à gouverner le pays. À partir de ce promontoire, on presse Ralph Nader de rentrer chez lui et de ne pas se faire l'allié objectif de George Bush dans la course à la présidence étatsunienne. Puisqu'il n'obtiendra pas plus de 2 ou 3 % des voix, qu'il cesse de brouiller les discussions des « vrais candidats ». De la même manière, libéraux et conservateurs canadiens ont blâmé le Bloc québécois d'intervenir dans la campagne électorale; puisque le Bloc québécois ne pouvait aspirer au pouvoir, son intrusion dans la campagne fédérale ne pouvait que nuire à la clarté du débat. Le verdict tient en peu de mots : que nul ne se mêle d'élection si la victoire est mathématiquement hors de sa portée. Le pouvoir serait-il donc la seule raison d'être de l'activité politique?

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Quand on se désole de la décroissante participation populaire dans les divers scrutins, ce n'est pourtant pas au pouvoir que l'on s'intéresse. Dans la plupart des cas, le pouvoir oublie vite les soubresauts qui ont accompagné sa naissance. Le président Bush use et abuse du pouvoir même si l'électorat étatsunien ne s'est manifesté qu'à demi lors de la campagne de 2000. Ce qui inquiète dans la baisse de participation, ce n'est donc pas que s'affaisse la force brute du pouvoir, mais que s'anémient ses autres caractéristiques. Par exemple, sa légitimité, sa transparence, son écoute. La légitimité du pouvoir est lourdement hypothéquée quand les élus ne représentent qu'une fraction de la nation; l'opacité se substitue à la transparence quand le pouvoir recourt au mensonge et à la censure; l'écoute n'a rien à voir avec l'intimidation et le salissage. Là se situe le drame.

Bien sûr, le pouvoir peut choisir - et il ne se prive pas de le faire - de n'être ni légitime ni transparent ni convivial. Quand il s'abandonne ainsi à ses démons, il perd cependant le droit de se dire démocratique. Ce type de pouvoir convient à Pinochet, à Marcos, à Suharto, à Poutine, à Saddam Hussein, mais il n'entretient aucune relation avec la démocratie. Le pouvoir conquis et exercé grâce au mensonge, au conditionnement des masses, aux promesses trompeuses insiste avec une certaine vraisemblance sur le caractère moins brutal de ses comportements; il ne peut pourtant pas se dire pleinement démocratique s'il truque les élections à coups de commandites illégales, affole l'électorat en inventant d'introuvables armes de destruction massive, vend à l'encan les responsabilités policières, ressuscite à propos de Saddam Hussein les détestables méthodes des « procès de Moscou ». Moins de sang peut-être, mais guère plus de contenu démocratique.

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Ceux qui assimilent l'un à l'autre la vie politique et le pouvoir s'enferment alors dans une impasse. Si, disent-ils, George Bush et John Kerry partagent le même mépris pour les Palestiniens, l'ONU, l'OTAN et l'Europe, à quoi bon accorder son vote à l'un plutôt qu'à l'autre? Même l'hypothèse d'un soutien à l'indépendant Ralph Nader perd son sel quand Kerry inquiète presque autant que Bush et quand, de surcroît, l'appui accordé à Nader renouvelle le bail de Bush à la Maison-Blanche. Faut-il s'étonner si, devant la futilité du vote, l'abstention se prétend la solution la plus logique? Puisque le pouvoir ne correspond plus au choix du citoyen, pourquoi celui-ci perdrait-il son temps dans un rituel stérile?

C'est là que s'impose un retour au pari démocratique. Si la démocratie se définit toujours comme le gouvernement du peuple par et pour le peuple, la légitimité, la transparence, l'écoute demeurent exigibles du pouvoir qui se prétend démocratique. Et les partis d'opposition protègent et revigorent la démocratie quand ils permettent au peuple d'en savoir davantage, d'identifier les menteurs plus rapidement, de crier plus fort que le roi est nu. Contrairement au simplisme paresseux qui réduit la démocratie à la conquête du pouvoir, la lucidité dit ceci : les mécanismes les plus indispensables à la vie démocratique sont ceux qui, même loin du pouvoir, renforcent l'emprise du peuple sur sa gouverne. En l'occurrence, la présence de Ralph Nader ou du Bloc québécois dans l'arène politique assainit la vie démocratique puisqu'elle renseigne le peuple sur ce qu'on lui cache. La réforme, en effet, commence dès l'instant où le peuple sait qu'on l'a floué. « Le grand ressort du régime représentatif, écrivait il y a cent ans Moïsei Ostrogorski, ce n'est pas son mécanisme, si perfectionné qu'il soit, c'est la lumière, c'est le jour qu'il jette sur les actes des gouvernants, c'est la publicité qui s'attache à leurs faits et gestes » (La démocratie et les partis politiques, Seuil, 1979, p. 270. Publié pour la première fois en 1902.) Dans cette perspective, la démocratie doit beaucoup aux voix de l'opposition et aux partis qu'ignore notre mode de représentation.

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C'est alors que l'utopie démocratique se révèle à la fois indispensable et toujours à rebâtir. La démocratie n'est que rêve inaccessible si les sincérités et les générosités ont les mains si blanches qu'elles n'ont plus de main. S'ils sont éparpillés, divisés, intransigeants, les admirables entêtements individuels et sectoriels meurent stérilement et laissent le chemin libre à tous les Le Pen du monde. Un temps peut-il venir où cesse l'intransigeance et où se dessinent des convergences? Un temps où le rêve consent à s'incarner? Le pouvoir, finissent par se dire les démocrates fatigués et tentés par le « réalisme », il n'est à portée de main que si nous recourons nous aussi, comme les enfants des ténèbres, au vedettariat et à la promesse électorale, au compromis et à la compromission. Tel est le discours que tiennent les innombrables stratèges, planificateurs, conseillers et mercenaires qui pullulent dans les partis politiques. Une conviction les rassemble : le parti est indispensable à la conquête du pouvoir et le parti n'a que faire du missionnariat et des vulgates. Donc, moins d'utopie et plus d'Astuce, car le pouvoir est à ce prix.

Ostrogorski s'interpose encore : « Mais la notion conventionnelle de parti entrave la formation de nouveaux groupements politiques en figeant l'opinion. Elle est un obstacle permanent à l'évolution des idées, elle empêche celle-ci d'accomplir sa double tâche qui est d'atténuer les abus du présent et de préparer la vie meilleure de l'avenir » (p. 192). L'alternative se referme : le parti est indispensable à la prise du pouvoir, mais il ne livre le pouvoir qu'aux tièdes.

Décourageant? Je ne le crois pas. Oui, la frustration guette ceux qui veulent à la fois le pouvoir et leur décalogue. Mais ceux qui, sans fanatisme, combattent l'illégitimité, l'opacité et la manipulation donnent vie et durée à l'indispensable utopie démocratique. Personne n'a dit, et surtout pas Kipling, que rêver interdisait de peser efficacement sur la vie démocratique.


Laurent Laplante

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Recherche : Mychelle Tremblay

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