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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 12 août 2004

Une société qui a mal à ses enfants

Déjà, le recours à un mot tel qu'enfant allume la controverse. Notre société, en effet, ne parvient même plus à décrire de façon consensuelle les stades qui devraient ponctuer la marche d'un humain vers sa maturité. À croire qu'une fillette accède magiquement à la maturité féminine sans traverser l'adolescence. On demanderait demain matin aux gens à compter de quel âge un jeune contrevenant relève du tribunal pour adultes que les réponses ébahiraient. On obtiendrait également des réponses éclatées et étonnantes si l'on interrogeait le public sur l'âge des mannequins que mettent à contribution les revues de modes ou les boutiques de vêtements. Et chez combien d'entre nous, le curriculum vitae continue à mentionner « père (ou mère) de trois enfants », même quand les dits enfants approchent la trentaine ou la quarantaine? Enfant un jour, enfant toujours? Quand les lignes de démarcation deviennent à ce point poreuses ou équivoques, est-il étonnant que la préadolescente (?) se donne le plus tôt possible l'allure d'une femme fatale ou qu'un mâle déclinant persiste à imposer sa bedaine sur les terrasses à la mode?

Imaginer qu'il suffirait d'un couvre-feu pour établir une frontière nette entre les jeunes et les moins-jeunes, c'est donc se bercer d'illusions ou exprimer stérilement des préjugés bizarres. Tout comme il serait imprudent de la part des médias de conclure à une guerre de gangs et d'affoler l'opinion dès que survient une bagarre impliquant des jeunes.

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On ne le répétera jamais assez : la criminalité violente, décroissante mais réelle, réelle mais décroissante, recrute ses victimes et ses auteurs dans la même catégorie d'âge. Prisons et pénitenciers accueillent surtout des jeunes pensionnaires qui y complètent leurs « études » à l'écoute des professionnels. Dans la majorité des cas, ce sont les jeunes et non les personnes âgées qui subissent l'intimidation, l'extorsion, les coups et blessures. Les médias et le cinéma le savent, mais préfèrent s'enrichir à même la psychose cultivée à plaisir que d'informer correctement leurs clientèles et de placer les choses en perspective. L'idée d'enfermer toute une génération dans une camisole de force ou un horaire restrictif sous prétexte que les jeunes insécurisent les adultes et les personnes âgées, c'est punir injustement un ensemble d'innocents et de victimes à cause d'incidents inexpliqués. C'est, au nom de la sécurité, commettre une injustice.

D'ailleurs, ceux qui suggèrent la promulgation d'un couvre-feu pour mettre fin au vandalisme et aux violences qui agitent les fins de journées ne se donnent même la peine d'une démonstration sérieuse. Ils n'ont pas la preuve que seuls les jeunes sont à l'origine de ces maux sociaux, mais ils punissent une génération en particulier et, à l'intérieur de cette génération, les milliers de jeunes qui n'ont rien à se reprocher. Prudence et équité sont poussées en touche

On devra également se méfier de l'attrait qu'éprouvent les médias pour des thèmes accrocheurs comme celui des guerres de gangs. Un ouvrage récent, La Gang : une chimère à apprivoiser, aide pourtant à faire la part des choses. En plus de dédramatiser le dossier, les auteurs ont le mérite de donner la parole aux jeunes et de leur laisser dire ce qu'ils recherchent en s'insérant dans un groupe. Un certain vampirisme médiatique s'en trouve mis en accusation. (Se nourrir du sang des autres, c'est cela le vampirisme. Le terme me paraît adéquat.)

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Ne pas punir les jeunes qui n'ont rien à se reprocher ne doit pas conduire à concevoir la liberté de façon aussi démagogique que le font aujourd'hui les promoteurs de la diffamation et du racisme radiophoniques. La société a le droit et le devoir de protéger les réputations et d'assurer la sécurité des personnes. Elle doit cependant compter sur la prévention et l'éducation plus que sur des stratégies d'emblée punitives comme un couvre-feu.

Les parents, même si beaucoup d'entre eux ne s'en doutent même plus, portent toujours des responsabilités à l'égard de ceux et celles qui s'initient aux grandeurs et aux limites de la liberté. Si la prostitution juvénile devient un fléau, l'immaturité et le machisme des « clients » ne sont pas seuls en cause. Il faut aussi que des parents ne posent aucune question sur l'origine des fonds qui permettent le luxe vestimentaire éclaboussant ou sur les activités qui retiennent leurs enfants à l'extérieur jusqu'au milieu de la nuit. Quand la chambre de l'enfant déborde de gadgets que les parents ne peuvent s'offrir, la curiosité n'aurait-elle pas sa place?

Quant à la police, elle doit situer son rôle à égale distance de la répression injustifiée et de l'apathie. Elle n'a pas à rabattre les jeunes vers les familles à compter d'une certaine heure, mais elle doit se rendre visible et garantir en tous lieux la présence d'une force rassurante. Si le facteur connaît si bien sa ronde qu'il s'interroge dès qu'une boîte aux lettres déborde, un policier devrait lire aussi aisément le décor qu'il patrouille. (Il est vrai que le facteur marche beaucoup, lui.) Savoir la police présente et attentive importe plus que l'accroissement des pouvoirs qu'elle possède déjà. Point n'est besoin d'être savant criminologue pour se persuader de ceci : la vraie dissuasion (le deterrent effect dont parlent les manuels) découle non pas de la sévérité de la sentence, mais de la certitude d'être arrêté. Visibilité, présence, proximité, autant de « vertus » à intégrer à la prévention; si elles se font sentir, le couvre-feu perd sa raison d'être et le sentiment de sécurité gagne du terrain.

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Au risque de sembler encourager ceux et celles qui transforment présentement Éluard en porte-étendard de l'irresponsabilité, je citerai de lui un poème datant de 1942 et intitulé, d'opportune façon, Couvre-feu. On y notera, avec un sourire, que le couvre-feu peut aboutir à des résultats inattendus.

Que voulez-vous la porte était gardée
Que voulez-vous nous étions enfermés
Que voulez-vous la rue était barrée
Que voulez-vous la ville était matée
Que voulez-vous elle était affamée
Que voulez-vous nous étions désarmés
Que voulez-vous la nuit était tombée
Que voulez-vous nous nous sommes aimés.


Laurent Laplante

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Recherche : Mychelle Tremblay

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