ACCUEIL | ARCHIVES | ABONNEMENT | COURRIER | RECHERCHE

Dixit Laurent Laplante
Québec, le 23 août 2004

La hideuse réhabilitation de la torture

Une phrase refait surface régulièrement dans les homélies du président étatsunien : « Le monde est plus sûr depuis que nous avons détrôné Saddam Hussein. » Deux questions au moins surgissent aussitôt. Est-ce vrai? Dans l'hypothèse où la sécurité serait effectivement mieux assurée, le prix payé est-il excessif? La deuxième question importe au moins autant que la première. En effet, surtout si l'on garde en mémoire les révélations qui, de toutes parts, s'accumulent au sujet de la torture, même une sécurité nettement améliorée ne serait pas un résultat justifiant le prix payé.

Tous les pays ne font pourtant pas la même lecture du problème. Quand, par exemple, la Norvège rejette d'emblée la preuve peut-être recueillie grâce à la torture, la Grande-Bretagne, à l'encontre de toutes ses traditions et de ses principes, accueille une preuve ainsi extorquée à condition qu'elle n'implique pas une participation britannique directe. Quant au Canada, il évite soigneusement de se caractériser, exactement comme le ferait un pays complice des pires turpitudes.

--------

On se demande sur quelle planète déconnectée habite George Bush pour juger le monde en bonne voie de vivre dans le calme et la sécurité. Son propre pays croit si peu à cette éventualité qu'il brise tous les records en matière de dépenses militaires. La campagne électorale a démontré que les deux candidats à la présidence du pays accordent une égale importance au terrorisme et parient aussi bêtement l'un que l'autre sur les répliques les plus musclées.

En Irak, les mesures décrétées par le gouvernement fantoche qui sert d'alibi à l'armée étatsunienne ne démontrent certes pas de progrès dans le sens de la sécurité et d'une sérénité démocratique. La « libération » promise se manifeste par le rétablissement de la peine de mort, par la censure des médias qui déplaisent, par l'instauration de la loi martiale, par les arrestations arbitraires, l'intimidation des journalistes, et quoi encore? Si c'est cela « un monde plus sûr », plusieurs souhaiteraient retourner à une certaine insécurité.

Le prix versé par la population irakienne pour d'aussi mauvais résultats, nous ne pourrons jamais l'établir avec une rigueur parfaite. Les morts de civils irakiens ne sont pas comptablisées. Les vies gâchées par des années de blocus se dénombrent en termes de générations complètes. Les détournements de fonds perpétrés par les marchands de canons étatsuniens sont tels que, d'après des estimations crédibles, moins de 4 % du total sert vraiment à la reconstruction.

--------

Mais l'Irak n'est pas seul à payer le prix fort pour l'inexistante sécurité proclamée par George Bush. Tous et toutes, nous sommes visés et frappés, en effet, quand la torture se banalise et que les libertés fondamentales s'étiolent.

L'un des pires exemples qu'on puisse donner d'une légitimation de la torture, c'est la Grande-Bretagne qui l'inflige. Dans ce pays qui souriait de façon dédaigneuse lorsque la France fêtait en 1989 le 200e anniversaire d'une révolution plutôt sanglante, voilà qu'un tribunal d'appel distingue entre la torture et les bénéfices découlant de la torture. Le complice n'a plus à expliquer ce qu'il fait à côté du criminel; qu'il profite du crime ne l'incrimine pas. « Rien, déclare le tribunal, n'empêche le ministre (de l'Intérieur) de se fonder sur des preuves lui arrivant qui ont été obtenues ou ont pu l'être à travers la torture par des agences d'autres États sur lesquels il n'a aucun pouvoir ».

Presque au même moment, la Norvège, malgré des pressions venant d'aussi haut que Colin Powell et John Ashcroft, redonne sa liberté à Mullah Krekar, qui vit d'ailleurs en milieu scandinave depuis une douzaine d'années, au motif que les « preuves » recueillies contre lui résultent peut-être de la torture. Oslo n'accepte pas que des tortionnaires construisent la preuve d'un crime. Comme le procès contre Krekar devait, dans l'argumentation étatsunienne, démontrer l'existence d'un lien entre al-Qaeda et Saddam Hussein, on imagine la fureur de la Maison-Blanche en voyant le suspect quitter la prison norvégienne! Courageusement, Oslo a jugé, même si 150 soldats norvégiens ont participé à l'occupation de l'Irak, qu'aucun compromis n'est pensable avec la torture.

Le Canada? Assis entre deux chaises, comme il en a pris l'habitude, il se tait. Savait-il ce qui se préparait quand le ressortissant canadien Arar a été expédié en Syrie? A-t-il estimé, rejoignant l'indigne sophisme britannique, que la torture pratiquée ailleurs ne le concerne pas? Des années passeront avant que la Gendarmerie royale, allergique aux confessions limpides, raconte avec une transparence minimale son rôle dans l'affaire Arar.

--------

Il faut dire, répéter, crier que la torture est une peste qui empoisonne les bourreaux en plus de détruire jusqu'à l'âme les victimes et leurs proches. On doit, si vraiment on abhorre la torture, rejeter et mépriser tout élément de preuve buriné du stigmate de la torture. Que nos élus et nos tribunaux se prémunissent dès maintenant contre la propagation des sophismes britanniques et contre la sourde complicité des autorités étatsuniennes avec ce crime.

Car les comportements britanniques et norvégiens accréditent la plus grande méfiance à l'égard des pratiques étatsuniennes. Ils semblent terriblement nombreux, en effet, les enquêteurs qui savent le rôle rempli par la torture dans la cueillette des « preuves » contre tel ou tel prévenu. Si la Norvège a pu soupçonner le pire et si la cour d'appel londonienne a « légitimé » des révélations obtenues de manière indigne, on peut penser que leurs sources étatsuniennes connaissaient la nature des interrogatoires. Dès lors, comment croire que la torture, le viol, le meurtre constatés dans les prisons irakiennes sont le fait de quelques soldats sadiques et exaltés? Comment croire que le recours à la torture, au viol et au meurtre n'a pas été envisagé froidement en haut lieu? On a commencé à élargir l'enquête sur les crimes commis à Bagdad par l'armée d'occupation, mais on est encore loin du compte : le regard doit porter jusqu'au sommet de la pyramide.

Il est temps, d'autre part, après trois ans d'assauts contre les droits fondamentaux, que s'amorce chez nous le travail de reconstruction. Temps de réaffirmer la présomption d'innocence. Temps de placer nos politiques d'immigration sous le signe de la transparence, de la crédibilité, de la compassion. La sécurité qui obnubile le président Bush (et son rival démocrate) a poussé le Canada vers la suspicion systématique et souvent vers la présomption de culpabilité à l'égard de certaines peaux. Aucune prudence ne justifie ces condamnations téléguidées par le racisme. Il est temps de reconstruire ce que les pressions étatsuniennes et notre affolement nous ont persuadé de démolir.


Laurent Laplante

RÉFÉRENCES :

Recherche : Mychelle Tremblay

Imprimer ce texte



ACCUEIL | ARCHIVES | ABONNEMENT | COURRIER | RECHERCHE

© Laurent Laplante et les Éditions Cybérie