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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 13 septembre 2004

Les prix du sang

Un millier de soldats étatsuniens tués depuis la « fin de la guerre ». Onze cents GI blessés au cours du mois d'août. Il n'en faut pas davantage pour que de savants analystes cherchent les analogies avec la guerre du Viet-Nam et l'offensive du Tet. Sur fond de campagne électorale, on s'interroge sur l'influence que pourraient exercer ces chiffres sur l'occupation de l'Irak et, plus largement, sur les comportements étatsuniens en politique internationale. Louable préoccupation et pénétrants (?) questionnements des reins et des coeurs. Le problème, c'est que les morts des opposants et même des innocents sont rangées, elles, dans la colonne des dommages collatéraux et n'obtiennent même pas un moment d'attention à la bourse des sangs. Car il y a différents prix pour le sang humain.

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Il est impossible d'établir des comparaisons pleinement satisfaisantes entre les pertes étatsuniennes et les tueries infligées aux peuples soumis puisqu'aucun relevé ne fait le détour par l'autre camp. Des enquêtes tout de même effectuées par telle université étatsunienne ou par des observateurs oeuvrant à l'étranger avec des moyens limités, on peut obtenir tout au plus une approximation : douze ou treize mille décès de civils irakiens, une vingtaine de milliers de soldats irakiens tués, plus de cinquante mille militaires irakiens blessés grièvement. Les porte-parole étatsuniens ne voient pas de contradiction à contester ou à nier des chiffres tout en refusant d'en établir eux-mêmes l'équivalent. À certaines heures de distraction, les gradés étatsuniens se vantent quand même d'avoir, en quelques jours, tué 200, 300 ou 500 « insurgés », quitte à prétendre ensuite ne pas les avoir dénombrés. Cela laisse dans l'ombre les milliers de morts imputables à l'isolement imposé à l'Irak pendant une décennie. Aujourd'hui encore, on prélève à même le programme « pétrole contre nourriture » l'argent servant à payer les inspecteurs auxquels les États-Unis demandent de localiser les armes de destruction massive de Saddam Hussein... Que meurent de faim des enfants irakiens ne réduit pas l'entêtement des faucons de la Maison-Blanche.

Cités à côté des nécrologies étatsuniennes, les chiffres applicables aux Irakiens témoignent jusqu'à l'indécence d'un racisme mal contenu. C'est, en effet, au nom des 3 000 morts de septembre 2001 qu'on s'en est pris à un pays dont la culpabilité dans cette horreur n'a jamais été établie et qu'on a tué cinq ou dix fois plus d'êtres humains. Cette comptabilité morbide rappelle celle d'Israël abattant trois ou quatre Palestiniens pour chaque mort israélien et se drapant quand même dans le prétexte de la légitime défense. Certaines morts crient plus fort que d'autres.

Ne restreignons pas ces comparaisons aux seuls États-Unis. Avec raison, on déplore l'assassinat d'un journaliste italien et l'enlèvement de deux journalistes français, mais quel média occidental s'est donné le mal de publier les noms des douze travailleurs népalais exécutés au cours des mêmes semaines? Pourquoi troubler nos consciences éminemment sélectives?

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Cette odieuse disparité entre les décès dignes de mention et ceux qui n'atteignent pas notre conscience conduit, en vertu d'une logique raciste, à un déséquilibre scandaleux entre la valeur d'une vie étatsunienne et celle des étrangers pris pour cible. Les familles des victimes étatsuniennes de septembre 2001 ont reçu ou recevront des sommes qui ne compensent certes pas la perte des disparus, mais dont l'ampleur ressemble à ce que des tribunaux généreux auraient accordé et qui auraient valu de sympathiques « commissions » à des dizaines d'avocats. Qu'ont reçu les familles des Afghans tués quand des bombes étatsuniennes ont transformé en hécatombe les joyeuses festivités d'un mariage? Deux cents dollars par cadavre, soixante-quinze par blessé. À la bourse du sang, le cours n'a pas valorisé les victimes anonymes. Tout au plus admet-on alors une nuance entre la bavure et les dommages collatéraux. La bavure peut valoir quelques dollars aux familles décimées, les dommages collatéraux ne provoquent ni regrets ni compensations.

Le nombre de personnes empoisonnées à Bhopal par la faute de l'entreprise Union Carbide est effarant : 15 000 morts, un demi-million de personnes souffrant de séquelles diverses. Cinq fois plus de morts que lors des attentats de septembre 2001, mais compensations cruellement différentes. À croire que deux pompiers new-yorkais valent plus, à la bourse du sang, qu'un millier de parias de l'Inde.

Dans ses négociations avec divers pays pour enterrer enfin la drame de Lockerbie, le colonel Kadhafi, tout en consentant à des compensations élevées, semble avoir évalué différemment les ressortissants des pays touchés. À croire que la bourse du sang a suffisamment raffiné son regard pour distinguer la victime écossaise de la victime allemande.

Sur cette lancée, on se demandera pourquoi Vladimir Poutine verse si peu à chacune des familles ossètes frappées de deuil par sa politique aussi musclée qu'erratique. Selon les standards occidentaux et même dans des pays moins avocassiers que les États-Unis, cela ressemble à une obole.

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Je réfléchis aux multiples façons d'évaluer l'existence humaine au moment où les politiciens canadiens de tous les paliers s'égosillent à réclamer l'accroissement massif des sommes consacrées aux soins de santé. Même si je me situais dans le cadre étriqué des choix budgétaires gouvernementaux, j'aurais quelques réticences à considérer la santé comme la seule et unique priorité. J'ai, en tout cas, le sentiment qu'on parle argent avant d'avoir réfléchi à ce qu'est la vie ou la santé. Je crains également que nous préférions comparer nos hôpitaux aux plus luxueux établissements étatsuniens et européens plutôt qu'à ceux qui, en Irak, au Soudan ou en Palestine, reçoivent par centaines les blessés créés par le racisme ou le génocide.

Même si nous limitons l'observation à notre environnement immédiat, la vie humaine fait l'objet d'évaluations myopes. Ce qu'on appelle les déterminants de la santé, depuis la pauvreté jusqu'à la culture familiale en passant par l'environnement physique, est rarement pris en compte. Jamais on n'associe la santé aux services sociaux. On prétend valoriser la vie, mais on la rétrécit à une existence raisonnablement libre de pathologies. On établit des statistiques sur l'accroissement de la longévité, mais à quoi distingue-t-on l'allongement de l'existence de l'allongement de l'agonie? Même le ministre responsable du ministère de la Santé et des Services sociaux ne parle que du premier des deux termes. Et lorsqu'il est question de santé, ce que l'on vise et finance, c'est la lutte contre la pathologie. Rien pour la prévention, rien qui favorise la préservation d'une véritable santé.

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À la bourse du sang, nos sociétés vivent avec la certitude qu'une vie vaut plus cher si elle s'incarne du bon côté de la prospérité. L'ouragan n'a pas fini sa course en sol étatsunien que déjà les calculs font valser les milliards en mesures d'urgence. S'il y a des morts, les médias canadiens vérifieront en priorité leur origine : s'il y a des Canadiens parmi les victimes, les détails se multiplieront. Mais les morts infiniment plus nombreuses qui ont pu survenir dans la population misérable d'une île voisine demeureront à l'état de chiffres froids.

Quand une vie afghane ou irakienne est évaluée à deux cents dollars et celle d'un Européen ou d'un Étatsunien à quelques millions, il serait souhaitable que les consciences se réveillent. Et s'il faut, pour ajouter une décimale à la longévité canadienne, oublier le reste du monde, cela aussi invite à la réflexion.


Laurent Laplante

P.S. Quelqu'un me dira-t-il par quel décret télévisuel le mot « bougon » est devenu le synonyme de tricheur ou de resquilleur? Bougonner et bougon apparaissent au dictionnaire, mais pas dans ce sens.

RÉFÉRENCES :

Recherche : Mychelle Tremblay

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