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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 27 septembre 2004

Illégale, désastreuse et ratée

Quand George W. Bush et Tony Blair martèlent ce thème, le projet d'un scrutin en Irak au début du printemps retentit comme une tricherie. Une de plus. Tenir des élections dans un pays ravagé par la violence et dont le territoire échappe de plus en plus à tous les pouvoirs centraux, qu'ils soient irakiens d'apparence ou ostensiblement anglo-américains, cela tient du délire et de la désinformation. Ce n'est ni redonner l'Irak à son peuple ni conclure dans l'honneur une invasion arbitraire. Ce sera plutôt se laver les mains d'une agression illégale, désastreuse et ratée. En imposant des élections, Bush et Blair tenteraient, une fois de plus, de duper l'opinion. Une élection permettrait aux deux chefs d'État de retirer leurs soldats après avoir précipité l'Irak dans le chaos. L'ordre qu'imposait Saddam Hussein était odieux; le désordre causé en Irak par les agresseurs anglo-américains est perçu comme pire par les Irakiens eux-mêmes.

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D'ailleurs, le scrutin dont il s'agit ne revêt pas le même sens pour tout le monde. Le politicien désigné par l'occupant pour diriger l'Irak affirme devant l'ONU que rien n'empêche son pays d'aller aux urnes dès janvier. Le monsieur entretient toutefois une vision plutôt personnelle des exigences liées à une élection démocratique. Il n'a rien vu d'anormal à ce que l'occupant lui remette non pas le pouvoir, mais l'apparence du pouvoir. Quand les bombardements de l'armée étatsunienne dépassent une certaine intensité, la théorie veut que le pouvoir irakien soit consulté; chacun sait que la consultation n'est qu'une formalité et qu'elle est le plus souvent postérieure au largage des bombes et au lancement des missiles. Le même monsieur est, en outre, bien placé pour savoir que les postes-clés de l'administration irakienne ont déjà été attribués aux marionnettes que contrôlent les États-Unis, que les sommes dérivant de la vente du pétrole ou destinées à la reconstruction du pays sont détournées au bénéfice d'une inexistante sécurité et que les entreprises étatsuniennes s'adjugent cavalièrement l'emprise sur tous les secteurs névralgiques. Même une élection répondant aux normes usuelles ne modifierait pas ces dépendances.

L'ineffable Donald Rumsfeld en a d'ailleurs trop échappé pour qu'on prête la moindre crédibilité aux affirmations du premier ministre irakien. Il y a déjà quelque temps, Donald Rumsfeld avisait tous les intéressés que les États-Unis ne s'inclineraient jamais devant les résultats électoraux s'ils accordaient la majorité à un régime opposé aux orientations étatsuniennes. Comme si cela ne suffisait pas à révéler d'avance la futilité d'un scrutin, Donald Rumsfeld précise maintenant que les élections de janvier pourraient ne pas se dérouler partout. Au motif, qui contredit le jovialisme du président Bush, que certaines régions vivent une trop grande violence pour que des élections puissent s'y dérouler. Comprenons que le scrutin ne concernera que les parcelles de territoire « sécurisées » par les troupes anglo-américaines. S'agit-il encore d'un scrutin respectable?

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S'il ne s'agit pas d'élections, de quoi est-il question en réalité? D'une défaite et d'un désengagement. D'une faillite et d'un recul qui refusent d'afficher leurs vraies couleurs. D'une duperie destinée à maintenir George W. Bush à la Maison-Blanche et, si possible, à rescaper Tony Blair. Une fois ce résultat assuré, il importe assez peu que le scrutin irakien soit tenu, qu'il se réduise à l'équivalent d'un scrutin municipal ou qu'il soit reporté. Pire encore, il importera bien peu que les troupes anglo-étasuniennes se retirent d'Irak et laissent se développer les germes de guerre civile qu'elles y auront semés.

Tony Blair a prononcé les premières lignes de cette pièce de théâtre trompeuse et délirante : tout va de mieux en mieux en Irak. George W. Bush, engoncé dans sa rhétorique déconnectée du réel, s'est précipité pour enfoncer le clou : la démocratie progresse de façon si sereine en Irak que le prophète de la Maison-Blanche peut déclarer sa mission accomplie. En se présentant l'un après l'autre en compagnie du chef fictif de l'État irakien, Blair et Bush ont affirmé, à l'encontre de tout ce que l'on permet de savoir au sujet de l'Irak, que l'heure approche de la démocratisation de l'Irak.

À entendre de telles sornettes, la tentation surgit de chercher, très loin dans le ciel, la mystérieuse planète qu'habitent Bush et Blair. Ce n'est pas nécessaire. Leur calcul est tout autre. S'ils parviennent à donner une crédibilité minimale à l'élection irakienne, ils obtiennent du même coup leur exeat : ils sont venus, ils ont vu, ils ont vaincu. Mission accomplie, les libérateurs peuvent rentrer chez eux et réclamer les lauriers des triomphateurs.

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Une fois de plus, l'information est appelée à la barre. C'est elle, en effet, elle seule, qui peut empêcher le mensonge de produire ses fruits pervers. Elle commence cependant son travail avec un temps de retard et avec le handicap d'un territoire trop longtemps dominé par le mensonge et les demi-vérités. Pendant presque trois ans, en effet, la Maison-Blanche et le 10 Downing Street ont si efficacement asservi la presse qu'il devient ardu pour les médias de contredire maintenant ce qu'ils ont convoyé précédemment.

Car les médias étatsuniens se sont pliés avec une étonnante et scandaleuse docilité aux pressions de la Maison-Blanche. Dans l'intérêt de la nation, il ne fallait pas photographier les cercueils des GI morts en Irak. Dans l'intérêt de l'information, il fallait que les journalistes se fondent anonymement dans les unités combattantes. Dans l'intérêt des libérateurs, il fallait limiter les pertes anglo-étatsuniennes et donc enfermer les humains de race supérieure dans une « zone verte » et laisser aux alliés irakiens le soin de patrouiller le territoire à risque. Aux occupants le contrôle des ressources; aux autres le danger constant. Dans les circonstances, l'information se raréfie et les médias servent de courroies de transmission au Pentagone et à la Maison-Blanche.

C'est pourtant l'information, et elle seule, qui peut décrire correctement la présente situation irakienne. Si elle démontre que la violence rend illusoire un scrutin irakien en janvier, elle forcera l'opinion à se demander pourquoi Bush et Blair tiennent mordicus à ce cérémonial. Si la parole de Bush et de Blair prévaut et s'il leur est loisible de dire « mission accomplie » sans risquer la contradiction, une agression illégale, meurtrière et ratée aura réussi à réduire l'Irak en cendres tout en donnant bonne conscience aux envahisseurs.


Laurent Laplante

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Recherche : Mychelle Tremblay

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