Dixit Laurent Laplante, édition du 28 octobre 2004

L'abstraction et l'ignorance

La tentation est forte pour un chroniqueur d'accuser de paresse ceux et celles qui ne le lisent pas ou qui, pire encore, ne tiennent pas compte de ses propos. Ce péché ferait vivre les manants dans l'ignorance et le manque de lucidité les conduirait à élire George Bush, Paul Martin et Ariel Sharon. L'autre façon d'expliquer la réelle ignorance d'une forte partie de l'électorat est moins agréable pour l'analyste : s'il n'est pas lu ou entendu, c'est qu'il s'élève au quatorzième degré d'abstraction et se perd dans des élucubrations sans pertinence. L'apathie des gens résulterait moins de la paresse des récepteurs que de l'inadaptation de l'émetteur. Troublante alternative.

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Les faits sont pourtant là, peut-on répéter à propos de l'invasion de l'Irak. Et les faits, patents, corroborés, concordants, disent ceci : Saddam Hussein n'avait pas un arsenal capable de nuire aux États-Unis, les soldats étatsuniens n'ont pas été accueillis en héros par la population qu'ils « libéraient », aucun lien n'a été établi entre Saddam Hussein et les auteurs des attentats de septembre 2001, l'Irak est à feu et à sang, des milliards extraits des fonds publics enrichissent les proches de la Maison-Blanche, il y a aujourd'hui moins d'emplois aux États-Unis qu'au moment de l'élection de Bush, pas un seul individu n'a encore été condamné pour terrorisme depuis septembre 2001, les États-Unis ne respectent plus les conventions internationales qu'ils ont signées et parfois inspirées... Et quoi encore? Pourtant, ces faits pèsent si peu qu'une moitié (ou presque) de l'électorat étatsunien s'apprête à voter en faveur de George Bush.

Nuançons sans attendre et admettons que les évidences de l'un peuvent se heurter aux certitudes inverses de l'autre. Sans l'intervention en Irak, affirment les défenseurs du « monde plus sûr », les imitateurs de Saddam Hussein continueraient à bomber le torse, le colonel Khadafi financerait encore le terrorisme au lieu de compenser ses victimes, les terroristes abuseraient des frontières poreuses, les approvisionnements en pétrole, premier intérêt névralgique des États-Unis, seraient compromis, les pays de deuxième et de troisième ordre se croiraient en mesure de dicter leur conduite aux États-Unis... Et quoi encore? Avec Bush, déclarent ceux qui construisent sur d'autres « faits », l'Empire parle et se comporte en empire et cela importe davantage que les plaintes de la « vieille Europe ». Avec lui, le Mal apprend ses limites.

Match nul, par conséquent? Non, car le mensonge et le dénigrement occupent plus d'espace dans le plaidoyer républicain. Non, car les valeurs des deux camps ne sont pas de la même eau. La moralité mérite plus de respect que la force, le partage de la richesse séduit plus que le gavage des amis, la prise en compte des vues divergentes manifeste plus de maturité que l'écoute hypnotique d'invérifiables voix célestes. Un doute méthodologique prend quand même ses dimensions : peut-être tous les faits ne convergent-ils pas vers une seule conclusion.

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Dès lors, l'information redevient le noeud du mystère. La moitié des électeurs ne voient pas l'utilité de leur vote; une bonne proportion de ceux et celles qui votent fondent leur décision sur une lecture des faits qui, c'est le moins qu'on puisse dire, n'a pas exigé un grand effort d'analyse.

Paresse? Ignorance? Crédulité? Manque total d'intérêt pour tout ce qui ne change pas le goût des céréales du matin ou le talk-show du soir? Dépendance absolue à l'égard d'une source d'information vicieusement partisane? Recours à une autre grille d'analyse? Sans doute un mélange de tout cela. Beaucoup ne s'informent pas parce qu'ils vivent pour leur série mondiale, leur saison de chasse, leur lèche-vitrines. D'autres peinent tellement à survivre et à nourrir leur famille qu'ils ne trouvent ni le temps ni l'énergie ni l'argent pour s'informer adéquatement. D'autres encore se jugent informés et politisés parce qu'ils parviennent à préserver leur foi républicaine (ou libérale ou péquiste) contre les vilaines rumeurs déstabilisantes. Qu'on vive dans une bulle ou dans l'autre, le résultat est le même : l'ignorance se porte bien. Reste à répartir la responsabilité entre les récepteurs et les émetteurs.

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Car, face à une telle situation, il s'impose de soumettre les médias à la question. Ils portent forcément une responsabilité si, comme c'est le cas, une moitié des Étatsuniens croient encore que les kamikazes de septembre 2001 venaient d'Irak et agissaient sur ordre de Saddam Hussein. L'accusation lancée contre la presse perd de sa force quand on prend conscience des assauts lancés depuis quelques semaines contre Bush par plusieurs des plus prestigieux médias du pays. Le New York Times et combien d'autres montent au front à côté de Kerry. Le New Yorker, pour la première fois en 80 ans, favorise un camp et ce n'est pas celui des républicains. Alors?

Deux réflexions viennent à l'esprit. La première a trait à la télévision. La seconde aux éditoriaux. La télévision, épidermique, frénétique, superficielle, demeure la principale source d'information des gens. Elle amuse plus qu'elle n'informe, elle affectionne les verdicts massifs plus que les nuances, elle n'a pas encore appris à avouer ses erreurs, mais on la boit avidement. Aux États-Unis, elle choisit ses informations selon des allégeances politiques parfois discrètes et parfois tonitruantes. Quant aux éditoriaux, peut-être font-ils aujourd'hui partie d'un cérémonial sans séduction pour la majorité. Les analystes se lisent entre eux, mais ils retiennent l'attention moins que la télévision et même moins que les innombrables columnists qui brassent leurs humeurs en y voyant de la science politique. Il ne suffit pas, en tout cas, d'endosser John Kerry à deux semaines du scrutin pour libérer l'esprit des lecteurs de l'appui donné à George Bush pendant des mois et des années. L'éditorial repentant rejoint un certain pourcentage du lectorat, mais l'information, avec ses silences, ses exergues et ses jugements implicites, a affaibli d'avance la crédibilité de l'endossement.

Il y a plus et la confrérie des observateurs à laquelle j'appartiens doit humblement le reconnaître. Non seulement elle a tardé à faire son travail, mais elle n'est visiblement pas parvenue à cerner les enjeux, le contenu, les différences de fonds. On a multiplié les gros plans sur la stratégie, on a misé sur les sondages, on a interviewé les « faiseurs d'images » jusqu'à tout savoir des couleurs les plus télévisuelles, mais on a tardé jusqu'au dernier droit à vérifier si les deux concurrents croyaient au même idéal.

Le mal n'est pas exclusivement étatsunien. Au fil des ans, les analystes québécois ont failli à leur obligation de clarté dans presque tous les dossiers majeurs, depuis le libre-échange jusqu'à la TPS (taxe sur les produits et services) en passant par la liberté et la concentration de la presse, les regroupements municipaux ou les incohérences de la politique étrangère du pays. Sachons le reconnaître.

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Je bats ma coulpe autant que celle des collègues. La semaine dernière, lors de l'échange entre Julius Grey et moi devant un auditoire de Québec, j'ai senti constamment un décalage entre ce que nous essayions de dire et ce que ressentait une bonne partie de l'auditoire. Quand Julius Grey évoquait avec finesse et expérience les fruits pervers de toutes les formes de censure et de prohibition et que je m'inquiétais de l'érosion subie dans les médias par la notion d'intérêt public, nos propos étaient perçus comme abstraits et déconnectés du réel. Les nouveaux citoyens québécois se demandaient avec compassion où nous avions vécu.

En y réfléchissant après coup, je ne parviens pas à m'absoudre de toute responsabilité. Et j'extrapole... Quand la moitié d'un électorat n'écoute pas, ne lit pas, n'analyse pas, il serait trop facile de tout ramener à la paresse et à l'inculture des auditoires. Ce qui ne veut pas dire que les amuseurs ont raison de verser dans la facilité et le sensationnalisme. Eux aussi font partie du problème. Peut-on au moins admettre qu'il y a problème?

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20041028.html

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