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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 8 novembre 2004

Salutaire ambiguïté?

On ne prête qu'aux riches n'est pas un adage réservé aux pratiques bancaires. C'est aussi une propension applicable à l'analyse politique : dès l'instant où l'on attribue à un homme une aptitude anormale à l'efficacité électorale et une habileté aux confins de la malhonnêteté, on croit observer ces caractéristiques dans chacune de ses interventions. Il en va ainsi du redoutable Karl Rove, exécuteur des basses oeuvres du parti républicain. On se trompe, cependant, si l'on impute à ce Machiavel et à ses seules astuces la nette victoire de George W. Bush. On se trompe également si, après coup, on accuse John Kerry de s'être trompé de bout en bout. Tout comme on se leurre si le système électoral des États-Unis devient coupable de toutes les aberrations et de chaque distorsion. Le verdict intègre ces éléments, mais il s'explique de façon plus subtile, mais peut-être plus inquiétante.

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John Kerry n'a trahi ni son pays ni son parti. Fidèle à ses moeurs de patricien, porteur d'une tradition démocrate à forte teneur élitiste, il s'est révélé plus pugnace qu'on le prévoyait. Il a montré lors des débats télévisés qu'il était « présidentiable ». C'était insuffisant, mais c'était ce que pouvaient attendre de lui le parti démocrate et l'équipe de stratèges réunie autour de lui. Peut-être est-ce d'ailleurs dans cet entourage qu'on doit chercher une première explication à une aussi cuisante défaite.

Les calculs démocrates, observés à distance et sans suffisance, ressemblent à ceux que nourrissent les organisations confrontées à un adversaire plus puissant : on croit rentable d'imiter le rival et de le déborder par une surenchère menée sur son terrain et selon ses critères. Avec les loups, il faut, paraît-il, hurler. Si la télévision privée domine les sondages, la télévision publique croit de son devoir de racoler elle aussi. Et les outrances des journaux de l'empire Québécor serviront de défis et de modèles aux quotidiens dont on attendrait mieux. En succombant au mimétisme, le parti démocrate n'a fait que suivre une pente très fréquentée. Cela, ainsi qu'on a pu le sentir lors du congrès d'investiture, créait un dangereux fossé entre les aspirations des démocrates de la base et les gourous qui écrivaient pour les porte-étendard du parti des discours de tendance lourdement républicaine. Non seulement cet opportunisme n'a guère entamé le bloc républicain, mais il a indisposé plusieurs des plus fervents apôtres de la pensée démocrate.

Le choix du colistier, qu'il soit imputable à Kerry lui-même ou à ses plus proches conseillers, fut également une erreur. Edwards n'a pas dominé Dick Cheney aussi efficacement que Kerry a neutralisé George Bush. Il n'a pas non plus réussi la percée attendue en territoire républicain.

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Le camp républicain, de son côté, ne s'est pas gaspillé plus que d'habitude en états d'âme vertueux. Sa publicité oscilla entre la démagogie et la diffamation, le mensonge persista jusqu'à la fin au sujet des liens entre Saddam Hussein et al-Qaeda, le recours aux techniques d'affolement produisit les effets recherchés, la censure et la manipulation des médias amplifièrent la portée des messages émanant de la Maison-Blanche. Cela dit, la victoire est si nette que le triste imbroglio de 2000 ne s'est pas répété et que les innombrables contestations judiciaires dont on prédisait le déferlement sont à jamais refoulées dans l'oubli.

Faut-il en conclure que la majorité des Étatsuniens se jugent menacés par le terrorisme? Je n'en suis pas certain. Dans plusieurs États, les républicains semblent avoir concentré leurs efforts non sur l'Irak, mais sur les menaces qui pèseraient sur les moeurs du pays. Ce n'est pas la loyauté à l'égard de Bush qui incitait à rejeter les mariages homosexuels ou la marijuana; c'est l'intransigeance morale qui, du référendum sectoriel, conduisait à rallier le camp républicain. Si Karl Rove fut à l'origine de cette mobilisation d'ordre moral, on admettra que cette « diversion » fut d'une remarquable rentabilité. Pendant que les sondages comparaient Bush et Kerry, les électeurs s'interrogeaient sur la permissivité de Kerry et la pureté doctrinale de Bush.

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Comment se présente l'avenir? Qu'il soit dominé, j'allais dire hypothéqué, par le parti républicain ne fait guère de doute. Il n'est pas dit, cependant, que le second mandat de George W. Bush versera autant que le premier dans le simplisme belliqueux. En revanche, rien n'indique encore que le parti démocrate ait tiré de sa déroute les corollaires qui s'imposent. On peut, dès lors, envisager l'hypothèse suivante : le parti républicain peut désormais planifier calmement le long terme, tandis que les démocrates ont à relever l'ample défi d'un ressourcement en profondeur. Les deux versants de ce dyptique illustreraient le danger qui menace désormais la société étatsunienne, celle d'un parti unique débarrassé des contraintes délibérément mises en place par les fondateurs de la nation.

Certes, le président Bush sera tenté d'abuser de sa toute neuve légitimité. Il n'a pas volé cette élection-ci, il a obtenu la majorité des suffrages, il a prouvé que le peuple étatsunien pardonne aisément à un chef déterminé les insuffisances de ses démonstrations, il a réintroduit le césaropapisme dans la vie politique des États-Unis et il se sent à la fois Dieu et César. Mais, paradoxalement, ce sont ces réussites qui peuvent inciter le président réélu à consolider ses conquêtes. Il a désormais le temps et les moyens d'établir l'hégémonie sur des bases permanentes, d'obtenir par la pression diplomatique ce qui, jusqu'à maintenant, ne pouvait lui échoir que par la force, de remodeler la gouvernance de la planète. En ce sens, le Bush du second mandat peut se montrer moins matamore que celui de 2000. On en saura plus long quand la Maison-Blanche aura choisi l'équipe ministérielle.

Chez les démocrates, l'avenir s'annonce mal. Kerry s'est montré élégant en invitant les cinquante millions de personnes qui l'ont appuyé à se réconcilier avec l'autre moitié de la société étatsunienne. Élégant, mais imprudent et peut-être myope. Car il n'a pas de réconciliation possible ou souhaitable entre le fondamentalisme religieux et la liberté civique, ni entre la présomption d'innocence et la méfiance systématique à l'égard de certaines peaux. En tentant de doubler les républicains par la droite, le parti démocrate a couru à la défaite; en préconisant aujourd'hui la réconciliation avec un inadmissible credo, John Kerry enlise son parti dans une sorte de complicité suicidaire.


Laurent Laplante

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Recherche : Mychelle Tremblay

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