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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 6 décembre 2004

L'amitié selon George W. Bush

À en croire les propos publics du président étatsunien, les Canadiens, infiniment détestables et négligeables sous le règne de Jean Chrétien, méritent, depuis que Paul Martin l'a remplacé comme premier ministre, les égards dus aux meilleurs amis. La magie étend même ses effets bénéfiques à forte distance, puisque, déclare le président, Français et Allemands rentrent eux aussi en grâce et sont qualifiés d'amis. La « vieille Europe »? Verdict oublié. Ou bien le Canada de Paul Martin adoucit les moeurs plus rapidement que Harry Potter n'enfourche un balai magique, ou bien il faut vérifier ce que George W. Bush recouvre du beau terme d'amitié.

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Au lendemain de sa séance de travail avec le président étatsunien, Paul Martin n'arborait pas le sourire du thaumaturge. Il se repliait plutôt sur un ronronnement monocorde et creux : « Nous sommes un pays souverain et nous allons prendre nos propres décisions concernant notre espace aérien. » Rien de génialement neuf, on le voit. Rien non plus de triomphant. Il faut dire que le président Bush ne s'est guère conformé aux règles de l'hospitalité et encore moins aux exigences de l'amitié. Il a refusé de s'adresser aux députés et aux sénateurs canadiens, probablement pour éviter les huées. Il a remercié les Canadiens, surtout ceux des provinces Maritimes, d'avoir généreusement accueilli les milliers de voyageurs bousculés par les attentats de septembre 2001, mais il a choisi de ne pas exprimer sa gratitude là où l'aide s'était offerte de façon plus massive. Choix peu apprécié de Terre-Neuve. En outre, le président Bush, qui refusait la semaine précédente d'inclure les représentants de l'opposition irakienne dans un échange au sujet du scrutin de janvier, a jugé bon, en terre canadienne, de rencontrer brièvement le chef du Nouveau Parti Démocratique (NPD) et celui du Bloc québécois. Il a ensuite consacré une demi-heure au chef de l'opposition officielle, le conservateur Stephen Harper. Comportement défendable, mais arbitraire. Pour faire bonne mesure, le président Bush a terminé son bref périple en contredisant deux fois plutôt qu'une son « ami Paul Martin ». Il a, en effet, lourdement insisté pour que le Canada se joigne à la mise au point du bouclier antimissiles. S'illusionnant quelque peu sur l'affection du président étatsunien, Paul Martin avait pourtant affirmé solennellement que l'ordre du jour de la rencontre ne mentionnait pas cette agressante lubie des présidents étatsuniens et ajouté que les États-Unis n'exerçaient aucune pression sur le Canada. En perception canadienne comme en diplomatie orientale, cela s'appelle faire perdre la face à quelqu'un. Autant pour l'amitié.

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Malgré la vanité qui anime les Canadiens comme tout autre peuple, on n'accordera qu'une attention limitée à la visite présidentielle. Le Canada a beau constituer le plus important partenaire commercial des États-Unis, il a valeur de pion bien modeste dans les calculs étatsuniens. En effectuant au Canada une des premières visites officielles de son nouveau mandat, le président Bush ne cherchait ni à plaire à son ami Paul Martin ni non plus à l'humilier. Tout bonnement, il préparait autre chose. Cyniquement, il a utilisé le Canada comme test anodin en fonction d'échéances plus consistantes. Ce fut une sorte d'avant-première : on y vérifie le son, les éclairages, les mots, les réflexes de l'auditoire. Au lendemain de la répétition canadienne, le président Bush peut passer aux grandes manoeuvres.

Pendant que Paul Martin verse un pleur candide sur les traquenards de l'amitié, deux fronts d'ailleurs apparentés s'ouvrent devant le président étatsunien : l'Europe et, plus globalement, l'ONU. La France et l'Allemagne ont eu droit, au détour d'une phrase, à une épithète gentille. Elles auront bientôt l'occasion d'apprécier de façon concrète si « l'amitié selon Bush » change de géométrie en changeant de continent. La longue expérience diplomatique des Européens devrait les rendre moins vulnérables qu'un premier ministre canadien à court d'une majorité.

L'Europe n'est pourtant pas tirée d'affaire. La France n'a pu réagir rapidement en Côte d'Ivoire qu'en obtenant l'aval du conseil de sécurité. Nul doute que les États-Unis réclameront à brève échéance un renvoi d'ascenseur. D'autre part, les États-Unis ont tant insisté pour que l'Europe intègre de nouveaux membres qu'il faut prévoir un alourdissement de l'emprise étatsunienne sur l'OTAN et des pressions accentuées sur l'Union européenne. Doutons que « l'amitié selon Bush » débouche sur un plus grand respect de la « vieille Europe »; craignons plutôt que le remplacement de Colin Powell par la vindicative Condoleeza Rice creuse le fossé entre les protestations d'amitié et les preuves concrètes de ce sentiment.

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Suffisamment cohérente pour surveiller plusieurs chantiers en même temps, la diplomatie étatsunienne prépare depuis déjà longtemps une offensive qu'elle espère décisive contre l'ONU. L'assaut est même déjà si soigneusement planifié qu'on en aperçoit les premières articulations. D'un côté, on alimente les rumeurs portant sur l'élargissement du conseil de sécurité, D'autre part, la campagne de salissage contre l'ONU prend sa vitesse de croisière. Les deux efforts révèlent une seule et unique intention : aux yeux de la Maison-Blanche, l'ONU n'a plus de raison d'être. Elle doit disparaître ou sombrer dans l'insignifiance pour que les États-Unis deviennent, en droit autant qu'en fait, les seuls arbitres.

Que circulent les noms du Brésil, du Japon ou de l'Inde à propos d'un élargissement du conseil de sécurité, voilà qui ne trompera que ceux qui aiment l'être. L'exemple du Brésil est d'ailleurs éloquent : le mettre de l'avant, c'est indisposer l'Argentine et lézarder comme à plaisir l'alliance entre les deux géants de l'Amérique du Sud. Si tout se déroule comme le souhaite l'administration Bush, on renoncera à guérir l'ONU de ses anachronismes, mais la naissante résistance sud-américaine aura été affaiblie.

Quant à l'ONU elle-même, il est manifeste qu'un travail de sape et même de salissage est en marche. Tout comme on a tenté de discréditer Yasser Arafat en le noyant sous les accusations de malversations et en laissant entendre qu'il est mort de sida, Kofi Annan est désormais sourdement accusé de corruption et d'inefficacité. Si l'on ne trouve plus l'argent découlant de l'échange pétrole contre nourriture, c'est Kofi Annan qui l'a détourné. Si, plus récemment, on a perdu de vue quelques milliards censément voués à la reconstruction de l'Irak, ce n'est pas à Haliburton qu'on demandera des comptes, mais à l'ONU. Aucune surprise là-dedans, car le fondamentalisme étatsunien aime tellement guerroyer contre la corruption qu'il prépare souvent ses attaques en accusant ses rivaux de malhonnêteté.

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La brève incursion du président Bush en sol canadien n'aura valu au Canada qu'un renforcement de l'équivoque. L'amitié s'insinue dans le discours, mais référer à elle ne change rien au comportement du plus puissant des deux amis. Le deuxième mandat de George W. Bush, à en juger par l'avant-première canadienne, semble vouloir concilier un ton moins tonitruant avec la poursuite d'objectifs inchangés ou même regaillardis. L'amitié? Elle ressemble alors assez peu à ce qu'en attendaient Montaigne et La Boétie.


Laurent Laplante

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Recherche : Mychelle Tremblay

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