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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 16 décembre 2004

Ordres professionnels et confusion des genres

Quand le gouvernement québécois souhaite le regroupement des enseignants et celui des journalistes au sein d'ordres professionnels, diverses questions se posent. Certaines au sujet des mérites du système professionnel québécois, d'autres quant aux caractéristiques semblables ou divergentes des groupes visés. Dans les deux cas, on s'étonne qu'un gouvernement qui campe à droite chaque fois qu'il planifie ses décisions aille soudain à rebrousse-poil de son néolibéralisme pour décider de ce qui serait bon pour les enseignants et les journalistes.

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Mis sur pied il y a près de quarante ans, le système québécois des ordres professionnels visait avant tout, du moins en théorie, la protection du public. Il s'en remettait pourtant aux professionnels eux-mêmes du soin d'assurer cette protection. Chaque ordre professionnel devait se doter d'un code d'éthique et d'un mécanisme d'accueil et d'étude des plaintes émanant du public. En contrepartie, la profession obtenait parfois l'exclusivité de son champ de pratique et de son titre, parfois celle du titre seulement. Une quarantaine de professions se répartirent entre les deux catégories.

À l'usage, la formule s'est révélée pacifiante et imparfaite. Les plaintes furent canalisées discrètement vers les syndics et les arbitres spécialisés et un certain calme fit croire que l'autodiscipline des professionnels méritait l'admiration et la confiance. C'était d'ailleurs souvent vrai. Les imperfections étaient cependant réelles. Quiconque s'est intéressé à la coûteuse saga du stade olympique de Montréal (signé Taillibert) sait à quoi ressemble l'erreur d'un architecte, mais comment circonscrire de ce côté-ci de l'éternité la faute professionnelle d'un conseiller d'orientation! Peu à peu, on constata que plusieurs des ordres parvenaient toujours à entourer d'une bonne épaisseur d'ouate le traitement des plaintes. Faute d'un minimum d'aération, l'affrontement entre une plaignante et un professionnel demeurait inégal ou du moins sans valeur dissuasive. Certains progrès ont été laborieusement obtenus et il est aujourd'hui possible aux journalistes un peu curieux de connaître et d'apprécier publiquement les décisions rendues contre les professionnels fautifs.

L'intérêt public n'est pas pour autant pleinement assuré par les ordres professionnels. Les pharmaciens proclament haut et fort leur « droit » d'obtenir en tout temps les plus indécents cadeaux de l'industrie pharmaceutique, comme si cela n'influençait en rien leur jugement. Des avocats se permettent, par exemple dans les procès impliquant des bandes criminalisées, la panoplie complète des mesures dilatoires et les interrogatoires les moins raffinés. Les comptables s'accommodent assez bien du conflit d'intérêts qui leur confie le soin de garantir les états financiers de ceux qui les choisissent et qui les paient. Dans le cas des sages femmes, les médecins n'en finissent plus, évidemment au nom de l'intérêt public (?), de rendre longuement inopérantes les volontés du législateur. L'autodiscipline est approximative.

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Malgré des aspects positifs, le bilan des ordres professionnels n'est donc pas suffisamment concluant pour que, sur la foi d'une opinion gouvernementale, on étende la formule à l'enseignement et aux journalistes. Ayant cessé d'enseigner tout en maintenant des activités de journaliste, je me bornerai ici à partager le point de vue exprimé par le nouveau président de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ) : rejet sans ambages de l'hypothèse d'un ordre professionnel.

Les motifs de ce rejet diffèrent sans doute d'un individu à l'autre et je m'en voudrais de laisser croire que mes réticences obéissent à la même analyse que les conclusions du président Gravel. Mes objections découlent de deux constats. D'une part, le travail des journalistes est évalué déjà de plusieurs manières : les journalistes se sont dotés de règles éthiques, le Conseil de presse accueille et étudie les plaintes du public, le CRTC s'est intéressé de plus près récemment au contenu d'une certaine radio, le code criminel demeure à la disposition des personnes ou des organismes qui se jugent lésés... Même si aucun de ces mécanismes de protection n'est pleinement satisfaisant, l'entrée en scène d'un ordre professionnel regroupant les journalistes ne s'effectuerait pas dans un vide total et scandaleux.

D'autre part, la liberté d'expression appartient non pas exclusivement aux journalistes, mais à tous les membres d'une société. Le journaliste exerce à plein temps une liberté qui appartient à tous. À mes yeux, tout effort pour réserver un droit universel à un segment de la société équivaudrait à une expropriation. Il est tout à l'honneur des journalistes qu'une idée aussi aberrante que celle d'un encadrement professionnel de l'universelle liberté d'expression ait été aussitôt descendue en flammes par le nouveau président de la FPJQ.

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Une autre déclaration du nouveau porte-parole de la confrérie journalistique mérite l'endossement, même si l'on ignore encore quelles retombées elle provoquera. Il s'agit de la « confusion des genres ». Ce mal sévit avec tant de violente candeur que toute clarification sera, à mes yeux, plus que bienvenue. À certaines heures d'écoute ou de lecture des médias, j'ai, en effet, le sentiment que la théorie du melting pot s'applique désormais et pour toujours à l'ensemble des activités journalistiques. Je me sens d'ailleurs très vieux chaque fois que les membranes autrefois étanches entre les faits, la question, le commentaire, l'analyse et l'éditorial deviennent poreuses ou carrément inexistantes. Que le nouveau président de la FPJQ évoque le problème à haute voix constitue un motif d'espoir.

À condition, toutefois, de mener la réflexion de façon très large. Certes, qu'un instructeur de hockey soit « converti » instantanément en journaliste professionnel, cela me choque. Mon malaise n'est pas moindre cependant lorsqu'un animateur chargé d'entrevues se comporte en éditorialiste. Que la pédophilie répugne à l'animatrice ou au maître d'antenne, je le souhaite et je le présume, mais il y a confusion des genres si le micro d'un simple « agent de circulation » sert de déversoir aux opinions personnelles d'une personne de qui on attend autre chose. (Certaines vedettes se nuisent en émettant leurs opinions, mais multiplier les exemples nous éloignerait de la « confusion des genres ».)

Je ne suis pas en train de rescaper le naïf concept d'objectivité. Nul n'est objectif. En revanche, on attend d'un journaliste un maximum d'honnêteté et d'humilité. Celui qui assène ses opinions alors qu'on lui demande simplement d'agir comme intermédiaire entre ses invités et l'auditoire, celui-là, en plus de se considérer comme le cadeau de la Vérité à l'humanité ignorante, n'entretient pas encore de doutes suffisants sur son objectivité. Dans cette perspective, il serait navrant et nombriliste que les journalistes dits professionnels proclament que les athlètes, les comédiens et les politiciens recyclés en journalistes appartiennent à une race inférieure, tout en accordant à leurs chromosomes infiniment plus nobles le droit de vagabonder librement dans tous les genres littéraires, grossièreté comprise.


Laurent Laplante

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Recherche : Mychelle Tremblay

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