Dixit Laurent Laplante
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Québec, le 9 octobre 1999
Les enjeux masqués

De coup de force en coup de force, la jungle reprend du terrain et réduit à rien ce que l'on appelle encore, pompeusement, la société de droit. Le chantage, qui entretient des liens étroits avec le terrorisme, remplace la négociation. On ne sursaute plus devant le blocage d'une route par des producteurs de porc ni devant la paralysie que des professionnels de la santé font subir à un hôpital. Dans les deux cas, c'est la force qui prime, une force qui s'exerce avec une élégance variable, mais toujours à l'avantage d'un groupe particulier. Ce retour à la loi de la jungle nous trouve résignés, désabusés, impuissants. Peu à peu, nous trouvons sinon normal, du moins banal et prévisible que des pêcheurs s'en prennent aux biens des autochtones et que ceux-ci se vengent par le feu.

Arrivent maintenant les camionneurs. Pourquoi pensent-ils obtenir par la prise d'otages ce que les infirmières n'ont pas obtenu? Parce que, répond le porte-parole de ces martyrs de la route, «ils vont s'apercevoir qu'un dix-tonnes, c'est plus difficile à déplacer qu'une infirmière.» On ne saurait dire plus clairement le fond de sa pensée : le plus fort a la force de son côté et cela suffit à tout justifier. Évoquer dans ce contexte la société de droit, c'est vagabonder dans la fiction.

Bien sûr, on pourrait dénoncer au passage l'hypocrisie qui se déploie dans ce coup de force des camionneurs. Il leur faut, en effet, un assez beau cynisme pour se présenter en défenseurs de l'intérêt public face à la voracité des grandes pétrolières. Il est exact que le carburant a connu récemment des hausses douloureuses, mais deux différences importantes sépareront toujours le camionneur de l'automobiliste. D'une part, le camionneur est censé être un professionnel de la route et, à ce titre, il doit, bon an mal an, toujours considérer le carburant comme un poste névralgique de son budget. L'automobiliste peut ne pas aimer les fluctuations des prix du carburant; le camionneur doit les prévoir et se prémunir contre elles. D'autre part, le camionneur ne consomme pas le même carburant que l'automobiliste moyen. Il y a donc fausse représentation si les camionneurs dénoncent des prix qui dépassent les 70 cents; eux ne paient même pas 60 cents pour leur diesel. On n'insistera quand même pas plus qu’il ne faut sur cette hypocrisie. Elle n'est ni plus trompeuse ni plus étonnante que celle du mouvement olympique ou que celle que pratique présentement le Mouvement Desjardins. Elle vise à faire paraître moins arrogant et plus légitime ce qui, au fond, demeure un recours inacceptable à la force.

On en revient donc à la force. Celle dont usent les camionneurs a ceci de particulièrement injustifié que personne n'a demandé aux petits routiers indépendants de proliférer à l'infini. Celui qui s'endette jusqu'à l'os pour acheter un camion de 130 000 ou 140 000 dollars court un risque et espère y trouver son compte. S'il prospère, il empochera son bénéfice et bombera le torse comme n'importe quel homme d'affaires. La contrepartie logique et décente, c'est que notre audacieux entrepreneur n'a rien à reprocher à la société ou au gouvernement si, comme des milliers d'intiatives semblables, la sienne capote. Au nom de quoi le gouvernement devrait-il détourner vers des entrepreneurs imprévoyants ou malchanceux les fonds requis par les urgences de l'éducation, de la santé et des services sociaux? Quand celui qui a mal calculé la rentabilité de son camion prend la population en otage pour forcer le gouvernement à le rescaper, un seul vocabulaire est applicable. Celui qui comprend les mots de chantage, de terrorisme, de pure et inquiétante loi de la jungle.

Ce n'est pourtant pas tout. La force d'un groupe en arrive à se juger plus légitime que les règles sociales ou judiciaires. Ainsi, un porte-parole des camionneurs décrit l'injonction lancée contre son groupe comme «un coup de matraque». On croit rêver : l'agresseur voudrait sans doute que la victime obtienne sa permission avant de protester. Un autre porte-parole s'adresse sérieusement à la Sûreté du Québec pour l'inviter à se conduire de façon civilisée «pour que le statu quo des derniers jours soit maintenu». Le monsieur a sans doute oublié que ce n'est pas de lui que la Sûreté du Québec tient son mandat et que ses gestes ne le qualifient pas comme expert en sens social. Surtout, il a oublié que le statu quo ne doit pas durer. Il y a maldonne quand un groupe d'intérêts choisit ce qui lui plaît dans les règles sociales et judiciaires, donne des ordres à l'État, mais demande ensuite à l'État de financer les imprudents à même les fonds publics. Les camionneurs entrent de plain-pied dans la vaste confrérie de ceux qui privatisent le profit, mais socialisent le risque.

Si cela n'est pas une force cynique, trompeuse, anarchique, qu'est-ce que c'est? On me dira qu'elle ne fait que s'aligner sur d'autres prises d'otages, qui vont du blocage de routes aux démissions massives. C'est vrai. Mais, selon moi, deux torts n'égalent pas un droit.




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© Laurent Laplante / Les Éditions Cybérie, 1999
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