Québec, le 13 octobre 1999
L'arbitraire de la toute-puissance
Jean Chrétien règne et le récent discours du
trône en est la plus récente confirmation. Les
orientations de Jean Chrétien ne sont pas toutes
méprisables, mais elles sont toutes, faute de contrepoids,
arbitraires. Il lui arrive de tomber pile, mais jamais on ne peut
voir comment il y a réussi. Le plus souvent, comme
c'est la norme chez ceux que la toute-puissance comble de
ses faveurs, Jean Chrétien substitue son caprice à
l'intérêt public, ses sophismes aux
règles du jeu, ses astuces et sa mesquinerie aux hautes
exigences d'un chef d'État. Cela nous vaut non
pas seulement un fédéralisme arrogant, mais surtout
un fédéralisme arbitraire. Les deux sont
d'ailleurs compatibles.
Le discours du trône nous présente le gouvernement
Chrétien comme un pouvoir humblement soumis à la
Cour suprême. Puisqu'elle a déclaré
qu'une question référendaire doit être
claire, M. Chrétien s'incline. Il rebondit cependant
pour en conclure que la Cour suprême a fait de lui le
maître et le définisseur de la clarté.
L'hommage tourne à la manipulation. Il oublie au
passage que la Cour suprême, quelles que soient les
compétences de ses membres, est toujours un arbitre choisi
et nommé par l'une des équipes en
présence, la sienne. L'invoquer comme la balise
sereine de toutes les querelles constitutionnelles, c'est
tirer à soi ce qui est déjà à soi.
D'ailleurs, quand le pouvoir judiciaire presse le
gouvernement Chrétien d'appliquer enfin les
règles de l'équité salariale,
l'apparente déférence tourne à
l'indifférence. On n'obéit pas, on
étudie. L'arbitraire, c'est cette tendance des
tout-puissants à traiter différemment deux
situations analogues.
Le gouvernement Chrétien, si soucieux, au moins à
l'occasion, de se draper dans la légitimité
des institutions et des textes, n'a pas hésité
non plus, dans son discours du trône, à bafouer
cyniquement la lettre et l'esprit de sa propre constitution.
Non seulement M. Chrétien fait un tri arbitraire dans les
décisions de la Cour suprême, mais il procède
à une sélection aussi capricieuse dans les
règles constitutionnelles. La santé lui
paraît un champ d'action profitable? Il y entre avec
l'illégitimité du corsaire.
L'éducation pourrait constituer un investissement
visible et rentable? Il s'immisce dans ce domaine avec
l'arrogance d'un braqueur de banque. Si M.
Chrétien a éprouvé des scrupules à
réécrire la constitution, cela ne paraît pas.
On a plutôt l'impression que sa longue pratique de
l'arbitraire l'a blindé contre de tels doutes.
M. Chrétien n'a pas hésité non plus,
dans son discours du trône, à s'exprimer en
chef d'un État unitaire. Il va enfanter de nouveaux
programmes sociaux, il va financer des établissements de
haut savoir pour mettre fin à l'exode des cerveaux,
il va... Il va surtout tout faire cela tout seul. « Les
provinces? Connais pas! » Le pire, c'est que les
plumitifs de M. Chrétien achevaient probablement la
rédaction de ce discours du trône alors même
que la rencontre du Mont-Tremblant tressaillait encore des
éloges du fédéralisme. Telle tribune vante
les vertus du fédéralisme, telle autre, à
quelques jours de distance, l'enterre sous le mépris.
Si ce n'est pas cela l'arbitraire du prince,
qu'est-ce que c'est?
Au coeur de ce fédéralisme qui baigne dans
l'arbitraire autant et plus que dans la sottise et dans
l'arrogance, il y a une révolution inachevée
et dont la minuterie fonctionne toujours. Oui, le Canada a
rapatrié sa constitution et s'est doté
d'une charte. Non, il n'en a pas profité pour
distinguer et équilibrer les pouvoirs. Ainsi, au lieu
d'imiter les systèmes français et
américain qui aboutissent, très sainement
d'ailleurs, à la cohabitation des pouvoirs et au
souque-à-la-corde entre eux, le Canada a renforcé
un pouvoir exécutif qui n'avait nul besoin d'un
surcroît de muscle. Un premier ministre canadien
contrôle le pouvoir exécutif et le pouvoir
législatif en plus de choisir à son gré les
membres de la Cour suprême. C'est beaucoup.
Le vieux principe s'applique toujours : « Le pouvoir
corrompt et le pouvoir absolu corrompt absolument. » Une des
pires corruptions que l'on puisse imaginer, c'est
l'arbitraire. Nous en avons vécu la
démonstration ces jours derniers.
© Laurent Laplante / Les Éditions Cybérie, 1999 |