Québec, le 25 octobre 1999
Un calme peut-être inquiétant
Le front commun des syndicats québécois qui devait ébranler le
gouvernement Bouchard ressemble de plus en plus au mur de Berlin. Les
briques en tombent une à une, aucun ciment ne les lie les unes aux autres.
Ceux qui redoutaient un automne chaud refont donc leurs calculs et
spéculent sur ce que la paix sociale peut leur rapporter. Qu'ils n’aillent pas
trop vite.
Une première précaution s'impose. Elle relève d'ailleurs du sens commun. Elle dit, tout bonnement, qu'une opinion publique qui a changé vite peut
encore changer vite. S'il a suffi de trois semaines pour que l'humeur
populaire passe du noir au rose, rien ne garantit que le noir ne puisse
revenir au pas de course.
Une deuxième mise en garde découle de la première. Elle se fonde sur la théorie des dominos et, plus encore, sur la confirmation que les dernières
semaines ont donnée à cette doctrine. Quand, en effet, l'offensive des
infirmières a tourné à la déroute, la chute de ce domino a lancé une onde
de choc. Un à un, les divers syndicats ont commencé à douter. Puis à
laisser tomber les menaces de grève et à battre en retraite. Lorsque les
policiers eux-mêmes ont rencontré une résistance gouvernementale à
laquelle le passé ne les a pas habitués, la chute en chaîne des dominos
s'est accélérée. Le problème, c’est que la théorie des dominos fonctionne
dans les deux sens : il suffirait qu'un ancrage résiste au présent raz-de-marée pour que les suivants retrouvent une certaine solidité. Un geste
gouvernemental maladroit, un fait divers qui émeut l’opinion publique, un
rien, en somme, pourrait inverser l’évolution et modifier les rapports de
force. Le gouvernement a gagné des batailles; la paix peut n’être encore
que temporaire.
Par delà ces précautions élémentaires, la réflexion doit porter sur deux
aspects clés de la situation. D'une part, la dimension syndicale; d'autre
part, la signification du calme actuel.
Si le gouvernement n'a pas encore gagné la guerre, les bureaucraties
syndicales, elles, l'ont déjà perdue. Elles l'ont perdue non pas tant face au
gouvernement que face à leur base. Ces bureaucraties souffrent désormais
du pire mal qui soit : une carence de légitimité. Elles ont canonné des
menaces, mais n'ont pas daigné vérifier si les troupes étaient prêtes à en
payer le prix. Elles ont promis la guerre totale, mais n'ont jamais pu lever
leur armée. En usant d'un discours déconnecté, elles ont prouvé au
gouvernement qu'elles étaient faibles, ce qui est une erreur, et elles ont
révélé aux syndiqués qu'ils ne contrôlaient pas leurs mandataires, ce qui
est une faute.
De deux choses l'une. Ou bien les chefs syndicaux réapprennent à écouter
leurs membres, ou bien ils doivent se préparer à un changement de la
garde.
Le dernier volet de la réflexion est le plus important. Le calme qui vient de
se répandre sur la société québécoise est peut-être plus dangereux qu'une
certaine agitation. Non seulement ni surtout parce qu'il peut n'être qu'une
accalmie, mais parce qu'il indique à quel point notre société manque de
contrepoids. Le syndicalisme, certes, a commis des erreurs et même des
fautes, mais un syndicalisme fort et représentatif demeure indispensable à
l'équilibre social. Sans lui, le pouvoir ne peut que devenir excessif. Ce qu'il
faut souhaiter, ce n'est donc pas un affaiblissement encore plus prononcé
du syndicalisme, mais son retour à la légitimité. En attendant que le communautaire poursuive sa progression.
Souvenons-nous. La chute du mur de Berlin a rendu le capitalisme plus
sauvage que jamais, pour la bonne et simple raison qu'il n'a plus trouvé
devant lui de limites à ses frénésies. Il y a trente ans, la société québécoise
a flirté avec la violence parce que les avenues démocratiques semblaient
bloquées par un mode de scrutin déformant. Un calme fondé sur la
suppression des contrepoids peut être inquiétant.
© Laurent Laplante / Les Éditions Cybérie, 1999 |