Dixit Laurent Laplante
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Paris, le 1er novembre 1999
La religion du cellulaire

Il y a quelques années, il était impossible de prendre un transport en commun sans se faire abrutir par le choix musical du dernier adolescent à se munir d'un radio-transistor.  Cela jouait fort, cela révélait un goût pas du tout douteux, cela mettait en rogne toute la gent voyageuse, mais, surtout, cela démontrait que la vie en société n'est possible que si chacun se fixe des limites.  Que si chacun accepte de mettre une sourdine à son choix de décibels juste avant de rendre la vie impossible à tout l'entourage.

J'entretenais assez peu d'espoir de voir les choses s'améliorer.  Le raffinement et la délicatesse semblaient définitivement remisés dans un placard dont plus personne n'avait la clé, et les créateurs de la technologie, me disais-je, sont là pour vendre, pas pour satisfaire à une quelconque norme sociale.  Mes prévisions pessimistes ne se sont pas matérialisées et l'embellie est venue d'un coin de l'horizon où je ne l'attendais pas : de la technologie elle-même.  Quand a surgi le baladeur, le radio-transistor a battu en retraite.  On le voit désormais partout.  Votre colocataire y recourt pendant que vous lisez, le joggeur s'en sert pour rendre sa course moins ennuyeuse, la voyageuse l'utilise pour décourager les efforts de « socialisation » de son voisin d'autobus.  Petite merveille qui combine le plaisir de l'un et le silence que l'autre apprécie.  La technologie dont j'étais porté à attendre le pire était venue à la rescousse du savoir-vivre.

Ce ne fut pas la seule fois que la technologie m'a donné tort.  Le répondeur, avec lequel je déteste transiger quand je téléphone à autrui, m'a permis à moi ce qu'il permet aux autres : la possibilité de me mettre à l'abri des interruptions et des intrusions si tel est mon bon plaisir.  La magnétoscopie, elle, a redonné à chacun le contrôle de son horaire.  Celui qui devait subir la dictature de la grille horaire établie par Radio-Canada ou TVA redevenait libre d'aller visiter des amis tout en enregistrant son émission préférée.  La technologie, une fois encore, venait au secours de la liberté.

Autre exemple qui fera sourire ceux qui n'ont pas vécu les temps antiques, les fameux clignotants de nos voitures.  Croyez-le ou non, ils n'ont pas toujours existé.  Il fut un temps, je le jure, où il fallait, pour aviser d'un virage, se sortir le bras gauche par la fenêtre du conducteur et le dresser ou vers le ciel ou vers la gauche selon que l'on entendait tourner à droite ou à gauche.  Par moins 25 ou moins 30, c'était un exploit que d'abaisser une vitre prise dans la glace assez vite pour que les mouvements de bras servent à quelque chose.  La technologie, décidément bien utile, proposa alors les clignotants.  Nouvelle petite merveille qui se satisfait d'un imperceptible mouvement du doigt et qui dispense de faire geler le conducteur quand le temps s'agite.

On aura compris que le passage des années et l'accumulation des trouvailles techniques m'ont peu à peu interdit de condamner d'avance l'idée du changement.  La technologie s'est trop souvent montrée secourable pour que je puisse rêver nostalgiquement du bon vieux temps.

Un problème demeure cependant, que la technologie, je le crains, ne peut résoudre : celui de la persistante et montante grossièreté, celui de l'indifférence à autrui, celui de l'intrusion barbare dans le droit des autres.  Ce problème, la technologie n‘y peut rien.  Elle aura beau multiplier les propositions et inventer mille gadgets, la vie en société continuera de se détériorer si la bête humaine, elle, n'apprend pas à vivre.  La pauvre technologie pourrait même, si elle avait conscience de la futilité de ses créations, sombrer dans la déprime.  À quoi bon les clignotants d'accès facile si le conducteur ne se préoccupe pas de renseigner celui qui roule derrière lui?

Tout cela m'amène à dire tout le mal que je pense du téléphone cellulaire.  Quand je prends l'autobus qui conduit de Québec à l'aéroport de Mirabel, je me sens agressé quand l'individu assis derrière moi persiste à gérer à haute et tonitruante voix ses affaires et ses amours.  Quand je vais au restaurant, mon plaisir de la conversation et de la bouffe est sérieusement diminué quand les appels affluent aux tables voisines et que tous les soucis du travail de chacun envahissent bruyamment un lieu voué censément à la convivialité.  Et si je prononce une conférence, je suis déconcentré - et mon auditoire m'échappe – quand résonne le cellulaire d'un malotru.  Quand je songe que des directions d'écoles secondaires doivent interdire aux élèves l'usage du cellulaire durant les cours, mon bilan se noircit encore.  Qui sont donc ces parents qui fournissent à leurs adolescents plus de technologie que de savoir-vivre?  Que nous préparent ces adolescents que la frénésie cellulaire agite jusque dans les classes?  Que devient le métier d'enseignant si, à la concurrence que font à l'école les effets spéciaux du cinéma américain, s'ajoute celle qui dispute au professeur le temps du cours et l'attention immédiate de l'élève?  Comme dirait mon optimiste ami Hamlet, « il y a quelque chose de pourri dans le royaume du Danemark », et dans quelques autres aussi.

Concluons.  J'ai tort de haïr aussi viscéralement le téléphone cellulaire.  Je devrais plutôt haïr ceux et celles qui le dégainent contre autrui.  Cela ne règle malheureusement pas mon problème




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© Laurent Laplante / Les Éditions Cybérie, 1999
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