Dixit Laurent Laplante
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Paris, le 8 novembre 1999
Un mur tombé pour rien?

Un mur existait entre tel Berlin et l'autre, entre un monde régenté à l'extrême et un autre censément libéral, entre une économie vouée à l'inefficacité et une autre porteuse de développement infini.  Ce mur est tombé il y a dix ans.  Depuis lors, le monde semble travailler avec acharnement à rendre ce mur de nouveau nécessaire.  Comme le disait avec lucidité un banquier québécois, « notre capitalisme se conduit de façon si sauvage que nous sommes en train d'élever le fils de Karl Marx ».  On ne saurait mieux dire.  Célébrer la chute du Mur de Berlin comme si elle marquait la fin de tous les totalitarismes manifeste surtout notre myopie et notre persistante ignorance de la nature humaine.

Nul, c'est évident, ne souhaite un nouveau goulag.  Nul n'envisagerait sereinement la reprise de la guerre froide, ni, a fortiori, une nouvelle conflagration mondiale.  Beaucoup, cependant, agissent comme si le goulag stalinien et l'autoritarisme moscovite appartenaient à une histoire éteinte à jamais et non pas à la nature humaine.  Tout comme on aime à croire que la tentation raciste a été rayée définitivement de la surface du globe à la mort d'Adolf et d'Eva dans leur bunker.  Croire que le goulag n'est plus possible, que le four crématoire manque à jamais d'employeurs, cela, pourtant, n'est pas surtout naïf, mais dangereux : on oublie ainsi que les mêmes causes produisent généralement les mêmes effets et que les sottises d'aujourd'hui peuvent, quoiqu'en pensent les myopes et les amnésiques, susciter les mêmes horreurs que les sottises d'hier.  Le Mur, qu'on a démoli dans une joyeuse et légitime effervescence, n'aura donc transmis qu'un message éphémère : on n'a visiblement pas compris qu'il était la réponse inhumaine à d'autres inhumanités.  Lui abattu, on en déduit qu'il n'y a ni risque ni indécence à perpétuer les autres inhumanités.  Et pourtant!

Et pourtant, tous peuvent voir Moscou dévaster la Tchétchénie sous l'oeil sec des Occidentaux.  Ceux-ci achètent ainsi à peu de frais le droit d'écraser à leur tour, impunément, le régime qui aura commis le crime de lèse-Washington.  Et pourtant, tous devraient savoir que Cuba et l'Irak subissent toujours des isolements et des embargos qui humilient, qui hypothèquent des générations complètes, qui tuent aussi efficacement que des bombardements.  Et pourtant, des pays que l'on a théoriquement « secourus », comme la Somalie ou le Kosovo, attendent dans un désespoir lisse comme le roc l'aide promise, brandie glorieusement à la télévision, mais jamais livrée au complet.  Et pourtant, pendant que les médias regroupés en oligopoles vantent la santé de l'économie, la mauvaise moitié de la société duale vit dans la précarité, le doute de soi, l'appauvrissement financier et psychologique.  Le Mur est tombé, mais ce que dénonçait le Mur sévit toujours : une certaine hypocrisie servant de paravent à l'inadmissible.  Peut-être le fils de Karl Marx approche-t-il de l'adolescence.

Je ne souhaite surtout pas qu'une moitié de l'humanité subisse une nouvelle descendance de Marx.  Je constate cependant que nous avons la comprenure plutôt lente quand nous n'avons pas devant nous un régime qui critique et juge le nôtre.  Nous savons, théoriquement du moins, que « le pouvoir corrompt et (que) le pouvoir absolu corrompt absolument », mais nous n'avons quand même pas appris à nous méfier des vérités absolues et des triomphes sans nuance.  Puisque le Mur est tombé, le capitalisme peut, sans risque aucun, régner, écraser, déferler.  Qu'il soit seul désormais et en possession du pouvoir absolu, qu'il représente par conséquent un risque de désintégration morale pour l'humanité, voilà qui ne nous frappe pas.

Dix ans après la démolition euphorique du Mur, plusieurs des anciens pays socialistes, dont, semble-t-il la Russie elle-même, ont basculé dans le crime organisé.  Le Chicago de 1930 devient la nouvelle norme.  Plusieurs des pays de l'Est, dont la Russie encore une fois, manquent à ce point de fonds publics et affament tellement leurs réseaux de santé et de bien-être que la longévité ou, si l'on préfère, l'espérance de vie, est en chute libre chez eux et que les taux de mortalité infantile reviennent à leurs anciens sommets.  Le FMI prête toujours à l'Est, mais l'argent qu'il prétend débourser ne se rend pas toujours jusqu'aux anciennes capitales socialistes : les milliards transitent d'une banque occidentale à une banque occidentale (ou à la même) et dispensent les banquiers de passer par profits et pertes ce qu'ils ont prêté à une Russie hors contrôle.  La chute du Mur, pour réjouissante qu'elle soit, a aussi aggravé le drame du tiers monde.  En déstabilisant l'Europe de l'Est, elle a induit tel et tel démagogues en tentation de génocide ou de nettoyage ethnique et a amené la communauté internationale à faire pleuvoir la destruction.  La Bosnie et le Kosovo sont là pour en témoigner.  Aujourd'hui, l'aide internationale réoriente ses médiocres moyens en fonction de la reconstruction de ces pays dévastés… et prive l'Afrique du peu qu'elle recevait.

Le Mur est tombé il y a dix ans.  Il nous reste à inventer la sagesse qui nous permettrait, sans répéter l'horreur, de nous méfier du pouvoir qui n'a plus de contrepoids.




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© Laurent Laplante / Les Éditions Cybérie, 1999
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