Dixit Laurent Laplante
Barre de navigation
Paris, le 2 décembre 1999
Le tort d'avoir raison. Et l'inverse.

Comment s'y retrouver à Seattle, face à 135 pays et à 7 ou 800 organisations non-gouvernementales?  Je ne sais.  Dans ces labyrinthes où les informations surabondent et où tous les avis miroitent, je me rabats sur des filtres qui, pour ne pas être dans le vent, ont le mérite d'avoir servi à analyser plus d'une crise et de ne rien devoir aux idéologies régnantes.  Le premier filtre, je le dois aux cours qu'on nous donnait autrefois dans une discipline par trop vieillotte : l'apologétique.  Il s'agissait de savoir quels témoins méritaient créance.  La réponse?  Méritent créance les témoins qui, d'une part, ont vu, vraiment vu, l'événement et qui, d'autre part, n'ont pas d'intérêt à en proposer une description plus qu'une autre.  En termes brutaux, primo, le témoin était-il là?  Secundo, le témoin a-t-il un quelconque intérêt à mentir?

Le deuxième filtre est plus élémentaire encore.  Il consiste à demander, face à des contradictions apparemment irréductibles entre les témoignages, s'il ne faut pas parier sur un gris conciliant, sur une version mitoyenne, plutôt que sur l'antagonisme belliqueux du noir et du blanc.  Rares sont les cas où l'un a le monopole du tort.

Revenons à Seattle.  Ergoter autour des compétences et des qualifications des diverses factions ne mènerait nulle part.  Les différents témoins semblent avoir, à des degrés divers, la compétence nécessaire : ils parlent tous d'enjeux importants, tous ils en parlent de façon convaincante.  En revanche, tous nos témoins ne peuvent pas faire état d'un égal désintéressement.  Demander ceci équivaut à révéler les biais : qui a voulu l'OMC (Organisation mondiale du commerce)?  Qui, le premier, a manifesté son intérêt, dans tous les sens du terme, pour un plus grand aplatissement des règles commerciales?  Formuler la question clarifie les choses : il est clair, en effet, que ceux qui poussent à de nouvelles libéralisations du commerce international sont ceux qui, déjà, tirent avantage des libéralisations précédentes : les États-Unis et l'Union européenne au premier chef, le Japon et certains des « tigres de papier » en second lieu.  Le reste du monde?  Il ne se rend à Seattle que pour s'y défendre.  Ceux qui ont voulu l'OMC sont ceux qui ont mis le monde dans l'état où il est, ceux qui ont de bons instruments de mesure pour apprécier le gonflement de leurs dividendes, mais aucun pour compter les siècles qu'exigera le rattrapage des pays pauvres.

Une première conclusion se dégage : ceux qui ont voulu la rencontre de Seattle sont ceux qui, jusqu'à maintenant, encaissent les retombées de la libéralisation économique et qui souhaitent magnifier ces retombées.  Donc, le Nord plutôt que le Sud.  Donc, les transnationales plutôt que les économies enracinées dans un terroir et peu transplantables.  Donc, les grands prédateurs corporatifs qui ont partie liée avec les États riches plutôt que les PME des États satellites et les individus des pays défavorisés.  S'il est vrai, dans la vraie vie comme dans les romans policiers, qu'il faut toujours demander à qui profite le crime, il est logique, à propos de Seattle, de rechercher les bénéficiaires de la prochaine libéralisation dans les rangs de ceux qui ont profité des précédentes.

Reste à utiliser le second filtre : y a-t-il à Seattle un spectacle manichéen?  D'un côté, des bons semblables à Bayard, sans peur et sans reproche; de l'autre, des méchants dont il faut deviner les vilaines pensées parce qu'ils ne peuvent pas, ayant le couteau entre les dents, nous en parler.  La sagesse nous enseigne que les bons ont rarement 100 % de la vertu et les méchants rarement 100 % des noirs complots.  L'examen de Seattle va à la rencontre de la sagesse : les pays riches ont raison de souhaiter de nouvelles avancées des droits fondamentaux; les pays pauvres ont raison de ne pas vouloir payer seuls le prix de la vertu.  Oui, il faut que cesse l'exploitation des enfants dans les ateliers du tiers monde; non, les pays riches n'ont pas le droit d'imposer hypocritement et subitement au tiers monde les règles vertueuses qu'ils ont bafouées pendant des siècles.  Les pays riches ont raison quant au fond, mais tort quant au rythme, quant au coût du virage, quant au maquillage de leurs propres turpitudes.  Les pays pauvres ont tort de se cramponner à l'exploitation économique des enfants, mais ils ont raison de considérer le moralisme des riches comme une tartuferie, comme un signe d'opportune amnésie sélective et comme l'art cynique de maintenir le tiers monde dans une dépendance structurelle et définitive.

L'OMC n'est pas un projet issu de la base.  Il n'est pas non plus l'expression d'un large consensus politique.  Il est le bond en avant des nantis qui ont besoin, comme à Yalta, comme à Potsdam, de se partager le monde selon des règles prévisibles et d'ordonner les arbitrages.

Les autres? Ils doivent se défendre.  Ils doivent s'ouvrir au syndicalisme et au respect des droits, mais ils doivent exiger que les pays riches ne retirent pas l'échelle qui les a hissés aux plus hautes branches de l'arbre.

Le grand risque?  Celui de l'habituelle impatience des médias.  Ils aiment les images des manifestations de Seattle, mais où seront-ils quand, dans deux ou quatre ans, l'OMC manoeuvrera en coulisse et continuera à étrangler dans l'ombre les économies du tiers-monde?  Ils « couvriront » sans doute le Mundial, le rugby ou les prochains Jeux de la drogue.




Haut de la page
Barre de navigation


© Laurent Laplante / Les Éditions Cybérie, 1999
Dixit À propos de... Abonnement Archives Écrire à Dixit