Dixit Laurent Laplante
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Paris, le 9 décembre 1999
Qui a gagné et qui a perdu à Seattle?

Les experts, comme d'habitude, le savaient.  Ils savaient, compétence oblige, que Seattle serait un désastre.  Pourquoi ne l'ont-ils pas dit?  Parce que ce qui pour eux relevait de l'évidence n'allait tout de même pas mobiliser longtemps leurs si alertes cerveaux.  Et puis il ne fallait pas gâcher le plaisir du bon peuple ou des journalistes en révélant d'avance l'issue du suspense.  Ils ont donc joué le jeu paternellement.  Ils ont attendu la fin de la conférence pour recouvrer enfin leur liberté de parole et nous dire que tout cela s'est déroulé comme ils l'avaient discrètement prévu.  Chers experts!  Qu'ils passent brillamment leur examen de lucidité rétroactive!

Jusque-là, vous l'avouerai-je avec un certain cynisme, je ne suis pas jeté en bas de ma selle : admettre ses erreurs est un sport assez peu répandu.  Quand un économiste constate que le PIB progresse plus qu'il ne l'avait annoncé, il ne se flagelle pas sur la place publique.  Il se borne à réviser ses prévisions à la hausse, bombe à nouveau le torse, explique que l'accélération était quand même prévisible et on recommence.  De la même manière, tous les avocats que j'ai rencontrés au cours de ma vie m'ont affirmé, sans exception aucune, avoir remporté plus de la moitié de leurs causes.  En bonne logique, j'aurais pourtant pensé que le nombre de causes gagnées ne devait pas dépasser de beaucoup le nombre de causes perdues.  Ce qui peut vouloir dire que les avocats ne calculent pas leur pourcentage de triomphes et de défaites avec la rigueur des statisticiens du baseball.  Pour éviter qu'on fouille trop efficacement dans mes propres prévisions, je ne m'appesantirai pas sur les erreurs journalistiques.  En somme, pas de quoi s'étonner si le bilan de Seattle a tendance à escamoter ce qu'on avait prévu.

Ce qui m'inquiète, ce n'est donc pas que les négociateurs et les analystes de l'OMC (Organisation mondiale du commerce) semblent compter aussi mal que tout le monde et beaucoup moins bien que les statisticiens du baseball.  C'est que, selon les principaux négociateurs, tous les torts soient du côté de l'adversaire et que chacun, fort de son bon droit et convaincu des torts de l'autre, batte sa coulpe sur la poitrine d'autrui.  Si Seattle avait fonctionné, chacun en aurait revendiqué le mérite; si Seattle meurt victime de l'égoïsme de tous, c'est à celui des autres qu‘il faut s'en prendre.  L'Europe blâme les USA, Washington déplore la volte-face européenne, tout le monde accuse l'OMC.  Personne n'avoue avoir eu un agenda caché ou en avoir trop demandé.  La manie d'avoir toujours raison cesse ici d'être un agaçant travers et devient une dangereuse garantie de blocage.  Car l'ordre mondial du commerce doit changer et ce n'est pas en blindant ses positions que chacun des négociateurs fera progresser le débat.

Cela nous laisse, nous les humbles mortels, avec une question : qui a gagné et qui a perdu à Seattle?

Les perdants sont nombreux.  Qu'on pense aux enfants du tiers monde dont le travail forcé confine à l'esclavage.  Qu'on songe aux millions d'humains soumis à des régimes dictatoriaux et militarisés et pour qui les textes humanitaires de l'ONU n'ont aucune portée. Qu'on songe à l'univers de la consommation qu'envahissent les organismes génétiquement modifiés sans information minimale ni intervention coordonnée des États.  Qu'on songe au fossé qui persiste entre l'Organisation mondiale du commerce (OMC) et l'Organisation internationale du travail (OIT) et qui laisse sur deux rives opposées les droits théoriques des travailleurs et la réalité.  Qu'on songe à l'urgence de remettre les grandes transnationales sous la surveillance de la démocratie mondiale.  Sur tous ces fronts, les espoirs étaient grands et ils sont tous déçus.  Je suis bien prêt à admettre que l'OMC, dans son état actuel, n'avait pas comme premier objectif de faire appliquer les diverses déclarations de droits, mais on me concédera, en revanche, qu'en faisant dérailler la réunion de l'OMC on n'a rien créé qui vaille mieux.  Or, d'après moi, on ne détruit bien que ce qu'on remplace.  Et si on soutient qu'il fallait quand même faire dérailler Seattle, qu'on se rappelle ceci : l'OMC demeure en place.  Si elle n'a pas gagné ce qu'elle voulait, elle n'a encore rien perdu, elle.

Peut-être même les grands intérêts économiques qui hantaient les coulisses de Seattle ont-ils, eux, gagné quelque chose.  Quoi exactement?  Le secret.  Fini le règne des réflecteurs et des caméras indiscrètes et retour aux jeux de coulisses.  Oubliée, du moins pour un temps, la nécessité de répondre aux questions.  Les fusions continueront de supprimer les emplois et de constituer des oligopoles et des monopoles sans qu'un ordre mondial sous contrôle politique et démocratique puisse leur opposer la notion de bien public.  Les États, divisés par leurs intérêts commerciaux, auront ainsi abouti à laisser le libéralisme économique poursuivre son déferlement sans balise, sans transparence, sans reddition de comptes.  L'échec de Seattle autorise les véritables maîtres du monde à retourner à cette obscurité qu'ils ont toujours admirablement rentabilisée.  Difficile de croire que Seattle soit pour eux une défaite pour les grands conglomérats.

En poussant la paranoïa un cran plus loin, c'est à se demander si Seattle n'avait pas comme objectif, pour certains, de discréditer le débat public et de redonner sa sinistre légitimité à l'opacité des jeux de coulisses.




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© Laurent Laplante / Les Éditions Cybérie, 1999
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