Paris, le 13 décembre 1999
Des protestations stériles et déshonorantes
Washington, Paris, Londres et même le figurant canadien tentent de faire
croire qu'ils vont faire quelque chose pour que cesse l'assaut russe contre la
Tchétchénie. On met Moscou en garde. On brandit la menace
de sanctions. On se porte éloquemment à la défense des
populations civiles. En somme, on agit comme si ce genre de protestations
suffisait à se donner bonne conscience. C'est plutôt l'inverse
qui se
produit : on accroît ainsi le cynisme des gens et on achève de
déshonorer les plus importantes institutions que l'humanité se soit
données. Peut-être même encourage-t-on la guerre en
encourageant l'erratique président russe à faire sa part lui aussi
dans la surenchère
verbale.
Car il faut être sérieux. L'ONU, de toute évidence, ne peut
bouger. La Russie siège comme membre permanent du Conseil de
sécurité et elle opposera forcément son veto à tout geste
onusien qui lui déplairait, y compris une banale invitation au
calme. La
Chine, pour cause de Tibet, s'aligne avec la Russie. Donc, exit l'ONU.
Faut-il, comme au Kosovo, compter plutôt sur l'OTAN pour contourner le
blocage structurel de l'ONU? Tout conduit à ne pas le
souhaiter. D'une
part, l'OTAN n'a rien réglé au Kosovo; d'autre part, l'OTAN n'agit
légitimement que si l'ONU lui donne un mandat. L'OTAN, il est vrai,
s'est
passé de ce mandat en attaquant Belgrade, mais ce précédent
humiliant pour l'ONU ne peut devenir la règle. Deux torts
n'égalent
pas un droit.
Peut-on, au moins, comme en Indonésie, user des leviers économiques
pour faire plier Moscou? Ce serait pour le FMI et ses satellites verser
dans
le masochisme, car l'argent que verse le FMI sert discrètement à
rembourser les banquiers, non à aider la Russie. Le FMI ne voit pas
toujours très loin, mais assez loin quand même pour ne pas se tirer
dans le pied.
Cela, le commun des mortels le sait. Chacun sait que personne ne
lèvera le
petit doigt contre la Russie. Chacun soupçonne, mais
préférerait
qu'on ne le lui prouve pas, que les capitales qui tonnent verbalement contre
Moscou sont, au fond, contentes que la Russie redevienne capable d'imposer sa
discipline à ses dizaines d'ethnies. Si, malgré cette croissante
lucidité de l'opinion, nos vertueuses et verbeuses capitales fulminent
publiquement contre ce qu'elles bénissent en coulisse, un seul corollaire
est certain : le cynisme augmentera. Ceux qui se taisent passent
pour des
lâches; ceux qui protestent et ne bougent pas sont des farceurs et des
hypocrites.
Alors? La solution ne se situe pas du côté du mutisme, mais du
côté de la cohérence. Un jour où l'autre, il faudra
bien
admettre que l'ONU, malgré ses mérites, souffre de tares
congénitales. Dès sa naissance, elle était atteinte de
malformations dont les conséquences ne font que s'amplifier. Elle,
qui se
drape depuis toujours dans le discours et les flonflons de la démocratie,
accordait en 1944 et accorde toujours un statut privilégié à
cinq pays : les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale. Un discours
égalitaire, mais une ONU à deux étages. Un lieu de
débat,
mais un droit de veto à cinq des participants. Qui dit plus
contradictoire? Plus contraire à la démocratie?
Le reste découle de ces tares congénitales. Les crimes des pays
moins égaux que les Cinq Grands méritent blâme et parfois
même sanction; ceux des Cinq Grands ne reçoivent, au mieux, qu'un
reproche feutré et purement rhétorique. La Chine n'a rien à
craindre même si elle étrangle le Tibet. Les États-Unis
peuvent, en
toute impunité, rouler les mécaniques à La Grenade ou à
Panama ou garder Cuba et l'Irak en dehors de la communauté
internationale.
La Russie, pas plus folle, sait bien qu'elle peut saigner la
Tchétchénie sans s'inquiéter vraiment de ce qu'on dit
d'elle. On
a beaucoup parlé de l'armée russe qui retrouve sa fierté en
écrasant une Tchétchénie qui l'a humiliée il y a peu de
temps. On devrait sentir, dans la même veine, que le peuple russe
adore
voir ses dirigeants défier ouvertement ceux qui ont imposé leur code
économique à la Russie et l'ont fait passer sous le joug des
mafias.
Dans cet esprit, les pieuses protestations de Washington, de Paris, de Londres
et du figurant canadien ne sont pas seulement stériles et
déshonorantes; elles sont peut-être meurtrières.
Une tendance se confirme. La communauté internationale constate que
la
cohérence entre le discours et les gestes concrets se trouve de plus en
plus dans le monde associatif, dans l'économie alternative, au sein des
Organisations non gouvernementales (ONG). Et que cette cohérence
fait de
moins en moins partie de l'éthique des États.
Médecins sans frontières
dit et fait, ose et paie le prix de ses audaces. Les capitales, surtout
celles
que privilégient les tares congénitales de l'ONU, palabrent et
n'alignent pas leurs gestes sur leurs déclarations. Il est tentant,
quand
on a la force, de ridiculiser les groupes qui agissent au ras des
marguerites.
Succomber à cette tentation conduit cependant à l'imprudence.
Qu'on
pense à Seattle.
© Laurent Laplante / Les Éditions Cybérie, 1999
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