Le lundi 10 septembre 2001, Laurent Laplante a prononcé la conférence d'ouverture du Congrès de l'Association des ombudsmans du Canada dont le thème était L'ombudsman dans une société en mutation. Voici ses notes de conférence.

 


Les défis lancés à l'institution

Ladies and gentlemen,

Mesdames, messieurs,

First of all, I want to tell you how proud I am to be here. On the other hand, I simply hope, being the first speaker to address this audience, that you will not assess the whole congress on such an uncertain basis. Sometimes, a reader must fight his way through the beginning of the novel to reach the substance. Other speakers will come that will considerably better the average.

Je vous remercie de votre invitation et je vous félicite de ce qu'elle révèle à votre sujet : un grand courage face au risque... C'est avec grand plaisir que je retrouve ici des figures familières, des gens que j'ai croisés lors de rencontres consacrées à l'analyse de l'administration publique ou, plus précisément encore, à l'occasion de colloques portant spécifiquement sur le travail des ombudsmans du Canada ou de ceux de la francophonie mondiale. En chaque occasion, j'ai été mis en présence de personnes superbement renseignées sur l'état des relations entre les services publics et le citoyen et désireuses de les améliorer sans cesse. Cela m'autorise, avec humilité cependant, à vous soumettre des réflexions personnelles sur les défis qui confrontent aujourd'hui et qui confronteront demain votre institution.

J'abrège les précautions oratoires. Je vous demande, d'abord, de procéder vous-mêmes aux adaptations nécessaires. Le cadre dans lequel vous oeuvrez varie d'une province ou d'un secteur à l'autre, et je n'ai ni le temps, ni surtout la compétence, pour tenir compte de toutes les particularités. D'autre part, mes suggestions peuvent déjà faire partie de vos réalisations ; dans ces cas, jetez un regard compatissant sur vos voisins qui sont rendus moins loin que vous. Je vous demande, enfin, d'autoriser le don Quichotte impénitent que je suis à placer la barre extrêmement haut. Au risque d'en demander trop, je souhaite évoquer des besoins civiques pressants, importants et même déterminants. Mon point de vue appartient à un monde utopique, mais les utopies ressemblent aux boussoles : celles-ci indiquent un pôle nord bien lointain, mais elles orientent aussi nos randonnées de quelques kilomètres.

J'entends parler du protecteur du citoyen sous trois angles. D'abord, les besoins modernes du citoyen. Ensuite, la stratégie ou la pédagogie pour y faire face. Enfin, les qualités personnelles et professionnelles que je souhaite voir s'épanouir toujours davantage en vous.

Le contexte
Un mot succinct sur le contexte qui vous confronte. Nous sommes, comme société, emportés par un vent de changements rapides et considérables. L'État ne sait pas toujours quelles fonctions il doit assumer ou maintenir ni desquelles il peut et doit se délester. Il en résulte, et vous le savez mieux que moi, que les services publics adoptent une géométrie variable dans le temps et dans l'espace. Ils surgissent là où ils n'existaient pas, ils agissent parfois à distance du pouvoir exécutif là où ils s'intégraient auparavant à la responsabilité proprement ministérielle, ils se contractent ou se gonflent au gré des compressions ou des années de plus grande abondance. Dans sa relation avec le secteur privé, l'État se demande quelle attitude adopter : abdication, collaboration, déférence, régulation... La globalisation exerce ses pressions et ce n'est certainement pas la nouvelle administration américaine qui va la contredire. Le citoyen aussi évolue. Il est plus critique, plus exigeant, moins solidaire de ses semblables. Il est tenté, en raison de la conjoncture, de se montrer servile face à l'entreprise privée et doublement cavalier à l'égard des pouvoirs publics, comme si l'État lui devait tout en raison des impôts versés et comme si l'entreprise privée était l'aune à laquelle tout, services publics compris, devait se juger. Il critiquera la moindre bavure d'un service public, mais il sourcillera à peine si le Nasdaq accumule les milliards de déconfiture et si les conglomérats de l'informatique suppriment quelques dizaines de milliers d'emplois. Le décalage est injustifié, mais réel.

Vous vous trouvez donc, sans surprise, devant une situation mouvante. La globalisation, qu'on la souhaite ou qu'on la craigne, influe sur l'État, le secteur privé et le citoyen, ainsi que sur les relations que chacun des trois entretient avec les deux autres. Et une institution comme celle du protecteur du citoyen se situe justement aux interfaces de l'État, de la société créée par la globalisation et de la citoyenneté.

Les besoins sur le front de la citoyenneté
Je n'insisterai pas sur la distinction classique entre le citoyen et le consommateur, ni même sur celle, moins souvent rappelée, entre, d'une part, le citoyen et, d'autre part, le contribuable. Je me bornerai à affirmer, d'entrée de jeu, que nous sommes présentement, comme société, en déficit civique. Autrement dit, la citoyenneté manque de contenu. Nous avons beaucoup progressé au chapitre du respect dû au consommateur, ce qui est heureux. Vous faites partie de ceux qui ont nettement inséré l'équité, la transparence, la cohérence dans les relations entre les contribuables et les services publics, et cela représente également un gain considérable. Il ne faut, selon moi, ni croire que la tâche est achevée ni sous-estimer l'importance des progrès accomplis sur ce double terrain. Il est rassurant et stimulant que le travail auprès du consommateur et du contribuable soit en bonne voie.

La citoyenneté, c'est cependant autre chose. La protection du citoyen ne se confond pas avec la protection du consommateur de services et de produits. Un monde sépare le protecteur du citoyen d'un office de protection du consommateur. Le citoyen, dit le dictionnaire, c'est l'être humain considéré comme membre d'un État et défini sous l'angle de ses devoirs envers la patrie et de ses droits politiques. J'insiste sur le dernier membre de phrase : les droits politiques.

Mon sentiment, c'est que la protection du citoyen doit, pendant que se modifie la morphologie de l'État et de ses partenaires et parce que cette transformation a lieu, amener les droits politiques dans le champ de l'explicite. Parce que tout change en profondeur et extrêmement vite, il ne suffit pas de présumer que les droits politiques sont connus et utilisés ; il faut que ces droits soient rappelés, examinés, traduits en termes modernes. Je ne souhaite pourtant pas que nous lancions le pendule à l'autre extrême et que, par exemple, vous négligiez vos contributions traditionnelles pour vous concentrer exclusivement sur une nouvelle définition de tâche. Il demeure nécessaire, au contraire, de rappeler, cas par cas et quotidiennement, que le citoyen a droit aux services publics créés par le législateur et articulés par le pouvoir exécutif. Toutefois, il est devenu impérieux de dire à voix haute ce que sont les droits politiques du citoyen et de vérifier de quelle protection nous entourons ces droits politiques du citoyen. Sur ce terrain, je le crains, notre société souffre d'un déficit grave.

Un exemple me vient à l'esprit que vous pouvez librement considérer comme une déformation professionnelle de ma part. Le citoyen canadien d'aujourd'hui reçoit-il en quantité suffisante l'information libre, diversifiée, critique sans laquelle il n'y a ni démocratie ni citoyenneté ? Nos gouvernements respectent-ils les droits politiques des citoyens s'ils ferment les yeux devant l'homogénéisation de la presse ? L'un d'entre vous, avec un courage exemplaire, a déjà osé dénoncer l'accumulation excessive de renseignements personnels par le gouvernement central. La dénonciation signalait à l'attention de tous qu'un droit politique fondamental, le droit à l'intimité, était menacé par cette boulimie bureaucratique. Il s'agissait d'un péché d'action commis par un ministère fédéral. Ma question est la suivante : les gouvernements ne commettent-ils pas également des péchés d'omission ? Faut-il ignorer ces omissions ? Le droit politique à une information large, diversifiée, comparative est-il suffisamment mis en lumière et suffisamment respecté pour qu'on puisse parler d'une protection adéquate des contenus de la citoyenneté ? Je ne le crois pas. Il y va pourtant d'une protection correcte du citoyen.

On doit également, sur un terrain tout aussi piégé, scruter les droits politiques que sont la représentation adéquate, l'égalité des partis politiques devant les échéances électorales, le financement transparent et équitable des diverses options. Le citoyen est-il protégé dans ses droits politiques si l'arbitraire du prince est toujours déterminant dans le choix de la date d'un scrutin général ? Y a-t-il démocratie quand un chef de gouvernement peut prendre ses adversaires par surprise et extraire des urnes un mandat en partie immérité ? Le citoyen canadien est-il adéquatement protégé dans ses droits politiques si aucun élément de proportionnalité n'intervient pour réconcilier au moins en partie le pourcentage du vote universel et le nombre de sièges dévolus aux partis ?

L'un de vos invités de prestige a donné courageusement l'exemple d'un questionnement aussi englobant que celui-ci. Il s'est demandé si la mondialisation n'exigeait pas un renforcement marqué de l'éthique. Si des gouvernants entendent fonctionner selon des règles assouplies et selon un libéralisme économique extrêmement permissif, ne doivent-ils pas, a-t-il demandé, compenser par de nouvelles exigences éthiques ? La question est d'autant plus pertinente que, vous le savez comme moi, des dizaines de pays sont aujourd'hui contraints de juger leurs dirigeants d'hier et d'aujourd'hui pour toutes sortes de malversations. Visiblement, la préoccupation éthique n'était pas au rendez-vous. Or, en l'absence d'éthique, les tentations que multiplie le libéralisme économique à outrance mettent en danger la gouverne de l'État et la protection des droits politiques du citoyen. Je me sens donc en bonne compagnie quand je m'inquiète d'une érosion dans les contenus fondamentaux de la citoyenneté.

Un événement récent, le Sommet des Amériques, montre l'ampleur de ce déficit civique. Des chefs d'État se réunissent, mais personne, pas même eux, n'a accès aux documents censés servir de base à la discussion. Des mois après l'événement, les seuls textes disponibles sont encore truffés de parenthèses, d'hypothèses, d'équivoques. Au Québec, par la voie du président de l'Assemblée nationale, les parlementaires ont regretté publiquement d'avoir été tenus à l'écart de la préparation du Sommet. Non seulement les citoyens étaient tenus à distance des discussions, mais les élus eux-mêmes ne savaient pas et ne savent toujours pas en quel sens se modifie la citoyenneté de leurs commettants.

Je suis conscient de donner à l'expression « protection du citoyen » une extension considérable. Je la crois légitime. Je la crois même indispensable sous peine d'abandonner aux seuls conglomérats financiers et industriels l'orientation et la gouverne de la planète et de priver la démocratie de son fondement essentiel, un citoyen informé, représenté correctement, s'exprimant grâce à des mécanismes empreints d'équité et de transparence. À maints égards, je suis la voie ouverte par des hommes comme John Reid, Denis Désautels ou Guy Breton.

Axes et stratégies
Ce qui précède a annoncé mes couleurs. Ce qui vient portera surtout sur les stratégies à mettre en oeuvre pour que soit comblé si possible ce déficit civique et pour que les droits du citoyen, y compris ses droits politiques, reçoivent leur dû.

Une institution comme la vôtre m'a toujours paru essentielle au maintien d'un respect mutuel entre le citoyen et son État. Vous avez toujours eu comme mission de dire au citoyen que l'État, parfois distrait et souvent trop curieux, lui reconnaît des droits, tout comme vous exercez depuis toujours le mandat de dire à l'État que ses citoyens méritent une pleine mesure de respect et celui de rappeler constamment aux fonctionnaires les exigences de l'équité et de la transparence.

Aujourd'hui, votre tâche s'alourdit. Dans le contexte moderne, ce respect mutuel de l'État et du citoyen exige, en effet, de votre part un discours modulé selon deux axes complémentaires. Le citoyen est pleinement protégé si, d'une part, il continue d'obtenir grâce à vous correction des distractions, de l'arbitraire, d'une lecture trop littérale de la loi et des règlements et si, d'autre part, vous l'aidez à comprendre de mieux en mieux le pourquoi des institutions. Redresser les torts un à un sans remonter à leur source comporte, me semble-t-il, un risque de taylorisme du secteur tertiaire, risque lié à l'univers des services, mais aussi aliénant que le taylorisme classique appliqué au manufacturier. Réduire une fracture sans parler à la personne, c'est traiter un os au lieu de rencontrer un être vivant. Corriger les dénis de droit au bénéfice d'individus sans éclairer ces personnes ni la société sur la source et les conséquences du dérapage, c'est fonctionner avec la précision d'un cerveau laser, mais aussi avec une dangereuse ignorance de l'environnement humain et social. C'est, à mes yeux, du taylorisme parce que cela équivaut à remplacer un boulon manquant sans expliquer à l'ouvrier à quoi il servait et quelles pouvaient être les conséquences de sa disparition ou de son érosion. Quand je parlais tout à l'heure du déficit civique dans lequel s'enlise notre société, c'est à cette tendance que je songeais. Le citoyen ne parvient plus à distinguer le pouvoir exécutif du pouvoir législatif. Le citoyen ne voit plus la différence entre un sous-ministre qui dépend d'un ministre et un vérificateur général ou un ombudsman qui rend compte au parlement. Le journaliste ne parvient plus à s'étonner devant les lacunes persistantes d'un système politique qui, malgré ses qualités, conserve et défend farouchement ses anachronismes. Face à une évolution qui spécialise, morcelle, fragmente, atomise toutes choses, les citoyens n'ont de protection adéquate de leurs droits que moyennant une pédagogie qui leur restitue la vision de l'ensemble. Seule une telle pédagogie peut réduire l'actuel déficit civique.

En l'absence d'un tel regard systémique sur notre administration gouvernementale, on voit se développer à l'intérieur de la fonction publique, comme l'a signalé avec courage Denis Désautels, une culture du secret avec, à la clé, l'encouragement tacite ou formel de l'Olympe administratif. Quand cela survient et quand le pouvoir politique semble lui-même allergique à la transparence, les fonctionnaires comprennent que leur carrière ira mieux s'ils empêchent le vérificateur général ou les ombudsmans de voir et de dire ce qui se passe. Ils ne répondent plus aux questions. Ils répondent en retard ou à côté de la question et ne s'en portent que mieux. Ce qui a été dit de cette culture du secret, du besoin d'éthique au palier politique et de la boulimie du superfichier gouvernemental, c'est cela que j'appelle le regard systémique. Un tel regard conduit à offrir plus que le boulon manquant : une vue intelligible de l'ensemble.

La protection du citoyen invite donc à une action sur deux paliers : celui du geste concret, ponctuel, immédiat, mais aussi celui de la vision d'ensemble, de l'analyse des phénomènes. Les sociologues distinguent volontiers les tendances lourdes et les faits porteurs d'avenir. Les ombudsmans, me semble-t-il, assurent la protection du citoyen s'ils savent, eux aussi, s'occuper à la fois des faits et des tendances lourdes.

Même si je suis conscient de glisser vers une conception un peu inflationniste de votre rôle, je profite quand même de l'occasion pour évoquer la question des ordres professionnels et des instances décentralisées ou autonomes. Je le fais parce que je vois dans ces deux secteurs une responsabilité déléguée par l'État et donc un domaine où la protection du citoyen doit aussi être assurée. J'insiste davantage dans ce cadre-ci sur les ordres professionnels. D'ailleurs, les instances autonomes sont déjà dans la mire de plusieurs d'entre vous.

Les ordres professionnels fonctionnent chez nous dans un climat de grande liberté, car l'État leur fait confiance. L'ordre professionnel a tantôt le monopole de certains actes, tantôt l'exclusivité d'un titre professionnel, tantôt les deux. La complexité croissante de la vie en société oblige les citoyens à recourir plus ou moins régulièrement à diverses catégories de professionnels et cela, dans des conditions telles que le rapport de forces est rarement à l'avantage du citoyen. L'un sait, l'autre ne sait pas. L'un dicte, personnellement ou par l'intermédiaire de son ordre professionnel, les aspects pécuniaires de la relation, l'autre les subit. L'un répond de son éthique devant des professionnels formés au droit ou à la même discipline que lui, l'autre peut difficilement recourir à un arbitrage complètement détaché de l'ordre. Pendant longtemps et sans doute encore en certains lieux, un secret opaque et même complaisant entourait l'étude des plaintes et l'éventuelle formulation d'une sanction à l'adresse du professionnel. Parler d'un rapport de forces défavorable au citoyen relève donc de l'euphémisme.

Tout cela, malgré tout, se justifiait historiquement, mais se justifie plus difficilement aujourd'hui. La confiance que manifeste l'État à l'égard des ordres professionnels n'est aujourd'hui légitime qu'à des conditions plus rigoureuses que par le passé. Il convient, par exemple, que les ordres professionnels accordent aux plaintes du public une attention accrue et qu'ils consentent de meilleur gré à la transparence souhaitable. Nous sommes entrés, en effet, dans ce que j'appelle le temps de l'explicite : le citoyen doit obtenir la preuve que l'État a raison de faire confiance aux ordres professionnels. Même si tel est le cas de façon générale, je pense quand même que l'oeil de l'ombudsman doit surveiller la situation, au moins, encore là, de façon systémique. Que l'ordre professionnel surveille ses professionnels et que l'ombudsman surveille les ordres professionnels.

Pourquoi cette insistance ? Pour que le citoyen, indépendamment du grief particulier qu'il peut entretenir à l'égard d'un comptable, d'un dentiste ou d'un ingénieur, comprenne le système normal et quotidien du système et sache comment s'exercent les recours. Pour que le citoyen sache où trouver la protection de ses droits quand, par exemple, dans une cause de divorce, une partie paie un psychologue et le fait témoigner de façon partisane. Est-ce normal ? L'ordre qui autorise ses membres à effectuer des expertises payées par une partie peut-il encore garantir la neutralité et l'altruisme de l'acte professionnel ? Comment un ordre professionnel peut-il réconcilier son code d'éthique et le témoignage d'un professionnel à la solde d'une partie ? Rappelons-nous simplement la formulation du serment : la vérité, rien que la vérité, toute la vérité. Beaucoup de témoignages de professionnels ne me paraissent pas satisfaire à la troisième exigence du serment, mais n'attirent pourtant pas l'attention des ordres professionnels.

L'intérêt du protecteur du citoyen pour le comportement systémique des ordres professionnels se justifie pour deux raisons principales : la première est que les ordres professionnels ont reçu de l'État le mandat de contribuer en son nom à l'intérêt public, ce qui implique que l'État doit surveiller ses mandataires ; la seconde est que le citoyen a le droit politique de savoir exactement en quoi consiste ce mandat et quelles en sont les limites.

Je ne veux pas multiplier inutilement les exemples. Vous aurez d'ailleurs compris que certaines illustrations valent dans telle province ou tel territoire et pas ailleurs. En revanche, une préoccupation majeure me parait partout exigible : la nécessité de renforcer et d'étoffer la citoyenneté. Et la pédagogie qui me paraît la plus indiquée passe par la vue d'ensemble, l'identification des tendances lourdes, l'explication du système et des institutions. Le citoyen a besoin de comprendre, les gouvernements ont besoin d'être rappelés au pourquoi des institutions, le protecteur du citoyen doit donc assumer un devoir d'explication. Déjà, beaucoup d'entre vous profitent de leur rapport annuel pour brosser un tableau d'ensemble et cela me paraît correspondre à une indispensable analyse systémique. Je souhaiterais, cependant, que cela s'accompagne d'une revalorisation explicite de la citoyenneté, d'une sorte de discours sur l'état de santé de la citoyenneté et des droits politiques qu'elle affirme.

Qualités personnelles et professionnelles
Je suis tenté, en abordant le troisième aspect des défis qui vous confrontent, de vous appliquer en le déformant le principe bien connu : « If you want something done, ask a busy man... »

Dans votre cas, je paraphrase le principe de la manière suivante : c'est à des compétences de haut niveau qu'il faut demander encore davantage. Il va de soi que je m'incline devant vos évidentes qualités actuelles, qui vont du savoir technique au courage proprement politique en passant par le tact qui obtient le redressement d'une situation sans faire perdre la face à personne, mais j'ose vous demander d'accorder une importance toujours croissante à deux autres talents : la capacité d'étonnement et l'ouverture culturelle.

La capacité d'étonnement est une bizarre concoction. Certaines personnes en détiennent le secret depuis leur naissance, d'autres l'acquièrent. Le protecteur du citoyen doit s'en faire un devoir quotidien et le raffiner sans cesse. La capacité d'étonnement, c'est l'art de voir plus loin que les apparences, le coeur des choses. C'est la tournure d'esprit d'un Newton qui s'étonne d'un fait pourtant observé depuis le paradis terrestre : les pommes tombent. Pendant que les autres les regardent tomber, Newton s'étonne de ce qui est apparemment d'une parfaite banalité et son étonnement engendre en lui un pourquoi après l'autre. Le protecteur du citoyen doit posséder ce regard pénétrant, curieux, toujours étonné. Il en a besoin pour sentir que telle façon de faire des bureaucraties est blessante même si elle fait partie des moeurs. Cela rend le protecteur du citoyen capable de remettre à plat les coutumes, les procédures, les présomptions et d'imaginer des hypothèses plus respectueuses des droits du citoyen. Nous avons connu la mode du budget à base zéro ; pourquoi pas un service public à base zéro, une réingénierie à visage civique ? La capacité d'étonnement trouverait là à s'employer pendant longtemps !

Dans tous les domaines, la capacité d'étonnement subit une érosion à mesure qu'augmentent l'expérience et la familiarité. Pour prendre un exemple dans un monde que j'ai patrouillé davantage, celui du journalisme, je note une constante : les débutants s'étonnent, puis ils se familiarisent, puis ils s'intègrent, puis ils perpétuent, parce qu'ils ne les voient plus, les usages bons ou mauvais dont ils s'étonnaient au début. Ils ne voient plus, par exemple, la grossièreté des fameux points de presse. De même, un policier qui vient de quitter l'académie ou l'école de police s'étonne de la marge qui sépare la théorie qu'on lui a enseignée de la pratique qu'il constate, puis il se durcit l'épiderme, se plie aux moeurs de la confrérie et ne s'étonne plus. Cela est banal, humain, compréhensible, mais cela empêche d'identifier avec assez de clarté les non-sens, les mauvaises habitudes, les indélicatesses qu'il faut d'abord voir, puis éliminer. Dans le cas du Conseil de presse du Québec, j'avais donc été heureux à sa création qu'il lui soit interdit d'avoir comme président un journaliste. J'estimais qu'on se prémunissait ainsi contre la trop grande familiarité avec le milieu professionnel, contre la tentation pour le président de l'organisme de considérer trop de comportements comme allant de soi.

Cette réflexion, je me permets, en toute déférence, de vous la faire valoir. Beaucoup d'entre vous viennent de la fonction publique ou du secteur parapublic. Vous en connaissez donc les règles, les habitudes, les évidences. Ma question, dont je reconnais le caractère délicat, est la suivante : votre capacité d'étonnement a-t-elle résisté à cette acculturation ? Quelle que soit la réponse, une conséquence s'impose : il faut retrouver et renforcer sans cesse cette capacité d'étonnement, l'aptitude à se scandaliser devant ce qui est à la fois banal et inadmissible. Il faut retrouver le doute du début, de manière à partager le sentiment qu'éprouve le citoyen lorsqu'il entre en contact avec certains aspects déroutants ou rugueux des services publics.

La seconde qualité dont je souhaiterais suivre en vous l'épanouissement infini contribuera à la constante renaissance de cette capacité d'étonnement : c'est l'ouverture culturelle. J'entends par cette expression non pas seulement la culture, mais une disposition de l'âme qui conduit à accueillir avec sympathie, avec empathie, ce qui diffère du moule culturel auquel nos familles, notre éducation et notre expérience professionnelle nous ont habitués. Les enseignants des grands centres savent par expérience à quel point des notions apparemment aussi claires et univoques que la participation des élèves n'est pas une évidence pour toutes les cultures. Dans bien des pays, s'instruire signifie écouter le professeur, tenir les yeux baissés devant la personne en autorité, régurgiter mot à mot les solutions du maître. Dans ces cultures, la participation sera d'abord perçue comme une impolitesse. L'ouverture culturelle créera des antennes, des capteurs, de manière à ce que les silences ne soient pas tous interprétés comme des acquiescements. Je ne saurais trop vous recommander, à cet égard, l'ouvrage d'une journaliste de Radio-Canada qui a longtemps agi comme correspondante à Vancouver et qui a vécu au moins cinq ans au Japon avec son mari diplomate, Catherine Bergman. Sous le titre de L'Empire désorienté, elle fournit mille exemples des différences culturelles entre le Canada et le Japon, exemples souvent empruntés aux relations entre le citoyen japonais et les pouvoirs publics. Tout ou presque est différent. Ainsi, il sera mal vu de chercher réparation auprès d'un service gouvernemental, et bien vu de résoudre les différends dans la plus grande discrétion. Le protecteur du citoyen, face à une population canadienne dont le métissage culturel s'intensifie et s'accélère, doit, me semble-t-il, ne rater aucune occasion de se sensibiliser aux différences de perception et de réaction que créent les diverses cultures. Cela le rendra plus apte à regarder nos services publics avec l'oeil et la sensibilité d'un citoyen issu d'une culture malienne, tunisienne, ukrainienne ou japonaise.

Conclusion
Je ferme la boucle. Le défi que rencontre une institution comme celle du protecteur du citoyen, c'est d'abord de maintenir ou de rétablir le citoyen dans ses droits. Dans son droit à des services prévisibles, alertes, cohérents et égaux, mais aussi dans ses droits politiques, y compris son droit à l'intimité de sa vie privée, son droit à l'information diversifiée qui fonde la démocratie, son droit à un régime électoral épuré des distorsions, des anachronismes, des arbitraires, son droit à la compréhension systémique de sa société, son droit à des relations moins léonines avec les ordres professionnels.

Ce défi vous invite à dégager non seulement les faits particuliers, mais aussi les tendances lourdes. Cela place sur vos épaules la tâche de diagnostiquer publiquement l'état de santé de la citoyenneté.

Deux exigences découlent de cette analyse que vous saviez subjective dès le départ : d'une part, maintenir et épanouir indéfiniment la capacité d'étonnement et d'émerveillement ; d'autre part, recourir à tous les moyens - voyages, rencontres, films, lectures, musées... - pour élargir l'ouverture culturelle.

Je vous remercie de votre ouverture d'esprit et de votre attention.

Dixit Laurent Laplante