La culture et le développement durable

Notes d'une conférence prononcée par Laurent Laplante le jeudi 6 octobre 2005 devant le réseau Ville et villages d'art et de patrimoine.

Mesdames, messieurs,

Mieux vaut passer immédiatement aux aveux : même sous la torture, je ne signerais plus aujourd'hui la moitié des textes que j'ai consacrés au fil des ans à la notion de développement durable. Sur la même lancée, je confesse que j'ai perdu récemment mes meilleurs conseillers en matière de développement durable. Pendant les années où je mettais en ligne sur Internet mes éditoriaux coiffés du terme latin de Dixit, je recevais, chaque fois qu'une de mes hérésies concernait le développement durable, quelques vertes remontrances qui, malgré ma vanité insondable, m'obligeaient à m'amender. Autant dire que ma compréhension de la notion fut à géométrie variable et qu'elle évoluera encore dès que mes critiques auront retrouvé mes traces. Je me bornerai donc à vous dire simplement et modestement où j'en suis et en quel sens évolue ma compréhension personnelle du rapport Brundtland et du développement durable. J'insisterai cependant sur une conviction qui s'est formée et affermie en moi, celle d'un lien vital entre le développement durable et la culture. Le développement durable continuera d'être récupéré et trahi autant que le peace & love si la culture ne l'oblige pas à se remettre en question.

Trois points, comme l'exigeait la pédagogie jésuite de mon adolescence. D'abord, le terme durable. Puis, le terme développement. Enfin, les exigences et la fécondité de la culture à l'égard du développement durable.

1. Durable

Le développement durable a presque toujours eu bonne presse, mais il doit une part de sa popularité à l'équivoque. Il rejoignait dans la courte liste des valeurs inattaquables l'amour maternel et la tarte aux pommes. Il partageait avec l'auberge espagnole le don d'accueillir n'importe qui et de laisser chacun bricoler le menu à son gré. L'écologiste macramétisant tirait du concept de quoi faire indéfiniment la leçon aux pollueurs irresponsables et les présidents de chambres de commerce s'en servaient pour réhabiliter n'importe quel projet litigieux.

La langue française a sa part de responsabilité dans ce flottement. L'anglais dit sustainable, ce qui n'est pas la même chose que durable. Les pyramides d'Égypte, déjà vieilles de quarante siècles à l'époque de Napoléon, ont fait la preuve de leur durabilité, mais il faudrait oublier l'orgueil pharaonique et les milliers d'esclaves tués par le chantier pour les décrire comme un développement harmonieux et pleinement compatible avec le mieux-être de l'espèce humaine. Quand la conscience linguistique francophone s'est éveillée, diverses suggestions ont émergé, mais, à ma connaissance, aucune traduction n'a encore délogé l'imprécis et dangereux durable. Bon nombre de pays savent aujourd'hui que rien n'est plus durable que les ordures ménagères ou la résistance des collectivités à accueillir les sites d'enfouissement.

Le terme durable laisse aussi dans le vague l'échelle temporelle, l'identité des bénéficiaires, le raffinement des évaluations. Le développement fondé sur la consommation d'énergie des pays riches peut-il durer ? Peut-il durer si l'ensemble de la planète exige le même standard de confort ? Les ruptures de stock, dans la foresterie ou les pêches par exemple, montrent-elles déjà les limites de la durabilité ? La convoitise à propos du pétrole peut-elle durer sans impérialisme et sans domination militaire ? Il n'est même pas dit que tous ceux qui préconisent le développement durable parlent de la même chose. Songe-t-on seulement aux ressources physiques et environnementales ou doit-on intégrer aux équations et aux arbitrages la qualité de vie offerte aux populations ? Les ventes d'armes constituent une activité lucrative et durable pour les plus importants fabricants (États-Unis, Russie, Angleterre, Israël et France), mais la seule durabilité qu'assure ce type de développement, c'est celle des guerres.

Durable pour combien de temps ? Pour qui ? Avec quelle qualité de vie ? On ne sait trop.

2. Développement

La notion de développement exige elle aussi la réflexion. Pour deux raisons principales. La première, c'est que la quantification de toutes choses tire la définition du développement vers une description unidimensionnelle, pour parler comme Galbraith. La deuxième, c'est que cette quantification elle-même est mensongère. Elle escamote ce qui nuirait à son image et repousse vers les pouvoirs publics et le budget des individus un ensemble de coûts cachés. Le développement vante ses profits et cache ses inconvénients.

Comme vous le savez, la définition du développement n'a pas été établie par mère Teresa, mais plutôt par les banquiers, les industriels, les promoteurs et autres gestionnaires. Il est évalué selon une batterie d'indices chiffrés et étroitement quantitatifs. Il est question de croissance, de concurrence, de parts de marché, de balance des paiements, de déficit des exportations, d'affluence touristique, etc. Même en matière de sports, la mesure demeure d'un simplisme absolu : si le Canada veut remporter autant de médailles que l'Australie, il faut investir davantage dans le développement des nageurs d'élite. Même quantification unidimensionnelle à propos de tout le sport commercialisé. D'urgence, il faut des équipements sportifs payés à même les fonds publics. On socialise les coûts et on privatise les profits. Que la santé de la population soit améliorée ou non par le nombre de médailles n'entre pas dans l'évaluation. Le développement doit se voir, se calculer, se peser, mais strictement selon les critères qui lui conviennent. Certes, il est important de compter les emplois qui se perdent ou se créent selon l'activité des entreprises, mais est-ce la seule façon d'évaluer le développement ?

On s'attendrait au moins, puisque le développement est ainsi entendu dans ses seules dimensions quantitatives, à ce que toutes ses manifestations soient connues et prises en compte. Ce n'est pas le cas. Pensons simplement au camionnage. Il prospère en raison du libre-échange et tire avantage de la gestion inspirée du just-in-time. Le camionnage délocalise la production au gré des entreprises ; on élabore les intrants là où la main- d'oeuvre qualifiée est disponible, puis on les expédie pour assemblage au Mexique pour réduire le coût. De son côté, le just-in-time réduit ou élimine l'entreposage. L'inventaire de Métro ou d'Archambault est tenu à jour par les lecteurs optiques branchés sur les caisses enregistreuses et les fournisseurs savent quand et quoi livrer. Développement fabuleux !

Le hic, c'est que ce développement profite aux entreprises plus qu'à la société. Au motif suivant : les coûts ne sont pas tous assumés par les bénéficiaires. Le libre-échange a gonflé le camionnage, mais chacun des mastodontes détériore la route autant que 28 000 automobiles. Le pneu radial joue également son rôle : il n'éclate pas lorsqu'il y a surcharge et il ne trahit donc pas les tricheries autant que le pneu d'autrefois le faisait. Résultat net, les pouvoirs publics doivent consacrer des sommes plus importantes à l'entretien et à la réparation des routes. D'où la question : le développement du camionnage est-il convenablement évalué ? (Revenant un instant en arrière, on doit aussi se demander si ce développement est durable quand flambent les prix du pétrole et que la livraison par camions d'un bout à l'autre de l'Amérique du Nord devient plus onéreuse.)

Ce qui manque, c'est l'internalisation des coûts. Quand le camionnage refile à d'autres les coûts dont il est responsable, il triche. Il n'assume qu'une portion des coûts dont il est responsable. Quand les employeurs exigent de l'État la formation d'une main-d'oeuvre immédiatement utilisable, ils tirent avantage d'énormes investissements publics, tout en rechignant sur le 1 % que réclame la formation continue. Quand la recherche privée fait pression sur les universités pour qu'elles intensifient la mise au point de nouveaux produits, elle fait supporter par d'autres les dépenses de recherche fondamentale. Ne limitons pas cette réflexion aux inconvénients physiques du développement. Si l'industrie de la mode sexualise prématurément les fillettes, les pouvoirs publics sont contraints de prendre à leur charge une dimension supplémentaire de la vie en société. Si l'industrie du spectacle prospère grâce à de gigantesques rassemblements, qui supporte le coût des infrastructures et la surveillance policière ? Sans vérité des coûts, le développement a beau jeu de s'attribuer la paternité de la prospérité.

L'idée n'est pas de tuer dans l'oeuf toute initiative. Il s'agit de vérifier si le développement assume vraiment et totalement ses coûts. On connaît la méchante description d'un fair-play à sens unique : « What belongs to me belongs to me. What belongs to you is negociable ». Si, de façon globale, le développement s'en tient à cette politique et à cette comptabilité, il ne peut pas être durable ni surtout équitable et démocratique. Dans l'état actuel des choses, le développement dont parlent les promoteurs et même les élus se glorifie des emplois qu'il crée, mais il externalise une forte proportion de ses coûts réels. Les sports extrêmes et même les sports à risque enrichissent les vendeurs d'articles de sport, mais laissent au système de santé le plaisir de réduire les fractures, les élongations de ligaments. L'argent des stations de ski appartient aux stations de ski, les 24 000 fractures de telle station prestigieuse relèvent de l'État. Ce type de développement n'est pas soutenable pour l'ensemble des humains ; en plus, ce développement triche sur ses coûts réels et dissimule ses retombées indésirables.

3. La culture

Il y a donc, à mes yeux, contradiction camouflée, mais fondamentale entre, d'un côté, le développement spontanément quantitatif et sans internalisation honnête et, de l'autre, les aspirations sociales. Que vient faire la culture là-dedans ? Elle et elle seule peut faire que le développement dit durable devienne, si possible et s'il n'est pas trop tard, un vrai développement vraiment durable.

La culture doit servir de centre de tri. Elle le peut et le doit. À condition de demeurer fidèle à elle-même et donc qualitative, la culture peut et doit identifier les critères qui dissiperont les malentendus et feront crever les hypocrisies. À condition d'échapper elle-même au mirage des évaluations étroitement quantitatives, elle dira quel développement est souhaitable, quels dommages cause le développement mal compris, quelle durabilité il convient de rechercher. Pensons simplement aux dégâts que peut provoquer un gestionnaire qui ne lit rien et pensons, à l'inverse, aux propos d'Alain Etchegoyen sur le capital lettres en gestion. La culture éclaire et l'absence de culture pousse à l'aveuglement et à la bêtise.

Ne sautons pas aux conclusions simplistes. Les risques de récupération sont nombreux sur la route de la culture. Dès qu'un terme plaît aux médias, la mise en marché s'en empare, mais elle y verse un contenu qui n'a plus rien à voir avec l'intuition initiale. Or, une expression contamine depuis un certain temps les réflexions sur la culture. C'est le terme d'industries culturelles. On a aboli la contradiction entre les deux termes de culture et d'industrie. On soumet le qualitatif culturel à la règle des dividendes financiers. On pense valoriser la culture en démontrant, ce qui est possible, que l'activité artistique crée autant ou plus d'emplois que L'Erreur boréale, que l'État retire plus de revenus d'une taxe d'amusement que de la déclaration de revenus de Norbourg, que l'industrie cinématographique mérite tous les abattements d'impôts... Cela est vraisemblable, mais il y a risque, si la culture se plie trop docilement aux critères quantitatifs, que la cote d'écoute l'emporte sur la culture, que les impresarii et autres brasseurs d'affaires imposent leurs poulains aux festivals payés par des fonds publics, que les libraires proposent un minimum de titres aguichants et que les délits d'initiés se multiplient entre la télévision, la radio, les journaux et les vendeurs de disques ou de DVD. La culture ne devient pas honteuse quand elle est rentable, mais ce n'est pas aux banquiers de déterminer les contenus culturels. La culture doit même s'inquiéter au moins un peu si elle plaît trop aux banquiers...

Revenons un instant en arrière. Le développement n'est honnête que si tous ses coûts sont connus. C'est rarement le cas. Si le coût des ententes négociées avec les Autochtones n'apparaît pas dans les coûts de l'électricité, comment comparer les diverses formes d'énergie ? Le développement est souhaitable s'il est offert à l'ensemble de l'humanité et s'il décrispe les orgueils nationaux. Est-ce ainsi que l'on décrit l'affrontement entre Bombardier et le brésilien Embraer ? Le chauvinisme devient-il culturellement acceptable quand il parle d'économie ? Développer l'industrie étatsunienne malgré les risques prévus par Kyoto, est-ce décent ? Pour que la décence, l'honnêteté, l'équité fassent partie des critères de décision, la culture doit intervenir pour parler, en effet, d'accessibilité, de raffinement, de respect. Cela, à l'intérieur des frontières nationales comme à l'échelle mondiale. Organiser un carnaval municipal en accordant aux festivaliers le droit de bafouer le droit de chacun à la paix et à son intimité, c'est un peu limité. À l'inverse, croire qu'on met la culture et la liberté d'expression en péril lorsqu'on interdit la diffamation, la grossièreté et le sexisme sur les ondes de la radio, c'est se faire une idée déformée de la culture et de la dignité. Non pas que la culture doive aligner la créativité sur les seules préférences élitistes, mais parce que la culture doit rendre chacun et chacune d'entre nous allergique au mépris, à la haine, au racolage. Soit dit en termes simples, la culture n'appartient pas à une classe sociale ; elle est ce qui tire vers le haut toutes les classes sociales. Si, par malheur, une municipalité choisit et valorise ses activités culturelles uniquement en termes financiers, on peut prédire sans risque que ce n'est pas la crème qui va monter sur le dessus... Oui, il faut savoir ce que coûte l'activité culturelle, mais il faut que les tâches soient clairement définies : le chansonnier ne donne pas de conseils au comptable et le comptable exprime ses choix musicaux... à la maison. Depuis que ce sont des gestionnaires purs et durs qui dirigent les quotidiens, l'information ne s'est pas améliorée ; à chacun son métier. Le développement, qui refuse encore d'internaliser tous ses coûts, est daltonien quand vient le temps d'évaluer ses retombées culturelles ou son influence abrutissante. Ne lui demandons pas les jugements qualitatifs. Réservons à la culture les questions qui concernent les choix culturels. Demandons à la culture de peser plus fermement sur les décisions qui prétendent respecter la philosophie du développement durable.

En somme, l'essentiel tient en peu de mots : il n'y a pas de développement durable, souhaitable, harmonieux, équitable si la dimension culturelle n'éclaire pas le processus décisionnel. La culture est partout, dans les restaurants comme dans les musées. Elle ne fait que « se mêler de ses affaires » quand elle déboulonne la grossièreté, le gaspillage, le chauvinisme.

Sans culture, on érige des pylônes qui défigurent l'Île d'Orléans. Sans culture, on gaspille dans la fumisterie de Gaspesia plus qu'il n'en faudrait pour financer décemment l'Orchestre symphonique de Montréal. Sans culture, on dépense des centaines de millions pour élargir une route en zone bellement sauvage au lieu de freiner les conducteurs. Sans culture, on laisse la gourmandise montréalaise anémier les festivals régionaux en matière de cinéma ou de théâtre. Sans culture, on prive le public des films sous-titrés et on fragilise ainsi le lien entre le Québec et les cultures étrangères. Sans culture, on laisse dépérir les bibliothèques publiques. Sans culture, on abandonne aux promoteurs la définition des règlements sportifs, au risque de dégrader en commerce un loisir nécessaire. Sans culture, ainsi que l'écrivent Luc Noppen et Lucie Morisset, on se tait pendant que la hiérarchie religieuse brade le patrimoine culturel des églises du Québec payé par la collectivité pour financer une pastorale qui ne rejoint personne. Sans culture, on laisse l'agroalimentaire productiviste polluer la nappe phréatique et créer un prolétariat au service des industries laitière ou porcine. Sans culture, Radio-Canada oublie sa mission, plagie la radio et la télévision privées, pratique et diffuse un français débraillé. (Comme dirait Vigneault, on y parle non pas un français châtié, mais un français puni. Comme dirait Druon, l'inculture de la télévision a fait disparaître la politesse. « Avant, l'on tentait de parler comme on écrivait ; aujourd'hui, on écrit comme ne devrait pas parler ».) Sans culture, les bureaux de poste et les caisses populaires imposent à tous les milieux géograpiques des édifices d'une constante et incomparable laideur. Sans culture, on abandonne à la publicité le soin de déterminer l'alimentation, le vêtement, l'imaginaire de nos enfants. J'interromps une énumération inépuisable, espérant avoir établi ceci : la culture peut et doit intervenir partout. Sans elle, quelque chose fait défaut même dans les projets qui semblent à cent lieues des préoccupations qualitatives. Sans elle, le développement n'est ni respectable ni intelligemment durable.

Je précise ma pensée, car les équivoques ressurgissent constamment au sujet du développement durable. Au risque de contester les thèmes de certains de vos ateliers, je ne préconise pas un développement culturel durable, car ce serait isoler la culture et laisser le reste du développement à ses illusions et à ses restrictions mentales. C'est tout le développement durable qui doit subir le test d'un souci qualitatif auquel la culture est seule à vibrer. Le développement n'est soutenable et souhaitable que si la préoccupation culturelle est présente et même déterminante dès la genèse du développement. La culture n'est pas un test post factum, une sorte de vérification visant à satisfaire les écologistes et autres pelleteux de nuages. Autre précision. La culture n'a pas à quêter une tardive petite place dans la planification du développement. Elle n'a pas à avaliser le développement qui usurpe un vocabulaire séduisant pour maquiller ses intentions. C'est au développement de demander à la culture les balises qui empêcheront les unidimensionnels de tromper l'opinion et de construire de l'immédiat et de l'étriqué. Grosse commande ? En effet. Mais le seul développement acceptable, c'est celui qui se met au service de l'animal culturel qu'est l'être humain. Si le développement n'était qu'une façon de satisfaire comptables et banquiers, ce serait autre chose.

Conclusion

Ce qui rend indispensable un réseau tel que le vôtre, c'est qu'il est si amplement déployé et diversifié qu'il peut détecter et imposer partout la dimension culturelle. Vos membres peuvent voir, entendre, rechercher et susciter la préocupation culturelle dans tout notre réel : paysages, monuments, planification urbaine, aménagement régional, esthétique, tourisme, échanges interculturels et intergénérationnels, loisirs, gastronomie... Dès lors, vous êtes bien placés pour hisser la culture à la place qui lui revient, celle de décodeur et d'interprète du développement véritablement souhaitable. Pour cela, il faut que le développement internalise non seulement ses coûts, mais aussi le souci culturel. À ce prix et à ce prix seulement, il sera durable et souhaitable.

Merci.

Dixit Laurent Laplante