Narcisse se noierait-il de nouveau ?

Notes d'une conférence prononcée par Laurent Laplante le 24 mars 2006 à l'occasion du colloque annuel du regroupement des psychologues et conseillers d'orientation des collèges et des universités québécoises.

Introduction
- Merci de votre invitation. Elle m'a surpris, mais elle m'a aussi été profitable : elle m'a forcé à réfléchir à des enjeux qui affleurent trop peu souvent dans le débat public. Vos questions sont dérangeantes et il est bon d'être dérangé de temps à autre.
- Vous le savez déjà, mais je tiens à le dire : je n'ai aucune compétence dans les domaines où vous oeuvrez et je n'ai à vous offrir que l'opinion d'un amateur de bonne volonté. Il m'arrive de défendre mes hérésies avec une certaine vigueur, mais cela ne doit pas créer l'impression que mes convictions sont inamovibles. Comme disaient les joueurs de hockey soviétiques quand ils sont venus en Amérique la première fois : « Nous sommes venus pour apprendre ! » Dans mon cas, c'est sincère.
- Votre questionnement a provoqué chez moi une vive admiration. Vous vous interrogez sur la meilleure façon d'aider les personnes qui viennent vous voir. C'est trop peu courant . Chapeau ! L'inconvénient, c'est que j'ai l'impression de n'avoir rien à ajouter.
- Je vous propose (quand même) un cheminement en trois points : un retour sur la Grèce antique pour retrouver Narcisse dans son décor, un regard sur la longévité des valeurs, l'importance prise par la montée aux extrêmes.
- J'admets que je pars de loin et que j'aurai l'air, surtout au début, de m'éloigner du sujet. J'espère que vous serez indulgents. Prendre du recul me paraît nécessaire. Nous sommes d'ailleurs en bonne compagnie quand nous nous dégageons de l'immédiat. Je pense à Lanza del Vasto et à son Pèlerinage aux sources, à Gaston Bachelard, à Éliade, à Jung, à Charles Taylor, etc. D'ailleurs, vous m'avez induit en tentation en vous interrogeant vous-mêmes sur l'origine du narcissisme moderne.
- Ma conclusion vous paraîtra plutôt éthérée. Tenez compte du fait que les journalistes sont là pour poser les questions. Les réponses, ils ne sont pas habitués à les fournir. En ce sens, je suis toujours journaliste !

1. Quelques legs grecs

- Ce n'est pas à vous que j'apprendrai la richesse de la culture grecque. En philosophie, en histoire, en théâtre, en rhétorique, en arts plastiques, les Grecs et particulièrement les Athéniens ont planté des balises auxquelles nous pouvons nous fier encore aujourd'hui. Pour nous restreindre aux noms et aux expressions d'usage courant, pensons à Oedipe, au Minotaure, au fil d'Ariane, au labyrinthe, au Sphynx, au talon d'Achille, à Prométhée, à Icare... Après vingt-cinq siècles, les traces des intuitions grecques sont encore partout..

-Parlons de Narcisse. On sait de lui qu'il était beau, si beau qu'en apercevant son image dans l'eau il voulut s'en approcher et se noya. Je ne suis pas certain, cependant, qu'on traite Narcisse correctement quand on rattache au narcissisme des comportements dont Narcisse n'aurait jamais vu l'intérêt. Narcisse accordait une importance excessive à sa petite personne, certes, mais il ne fut pas exhibitionniste. Il se suffisait comme spectateur de sa beauté. Toutes les nymphes des environs le sollicitaient, mais Narcisse ne leur accordait aucune attention. Glisser de l'admiration nombriliste de sa personne au besoin de se créer un fan-club, c'est un enchaînement dont Narcisse était incapable.

- Je fais un petit détour pour préciser l'identité d'une de ces nymphes. Elle aimait tellement Narcisse qu'elle se laissa dépérir jusqu'à ne plus avoir de corps, mais seulement une voix. Son nom fait partie de notre vocabulaire : Écho. Elle avait renoncé à charmer le regard ; elle espérait plaire aux oreilles. Je vous laisse interpréter le message.

- Parlons de Prométhée. Doué à l'extrême, ce fils d'un titan initie l'humanité à une foule d'activités artistiques et industrielles. Il pétrit un corps d'homme et entreprend de lui donner la vie. Prométhéen, comme son nom l'indique, il ose voler le feu du ciel pour animer la matière. Zeus, qui déteste qu'on puise dans son coffre d'outils, punit Prométhée de diverses manières, dont celle-ci : il le fait attacher au sommet du Caucase et envoie chaque jour un aigle lui picorer le foie. Les Grecs voyaient là le symbole de la conscience et des remords qui la tenaillent parfois. Eschyle en tira trois pièces de théâtre dont l'une est intitulée Le Prométhée enchaîné. Au siècle dernier, André Gide remodela le mythe grec dans une oeuvre intitulée Le Prométhée mal enchaîné. Le Prométhée moderne se pavanait en éclatante santé. Comment a-t-il atteint ce résultat ? Il a tué son aigle et s'est retrouvé du même coup avec une conscience conciliante et silencieuse. Peut-être les aigles sont-ils une espèce en voie de disparition...

- Antigone et Oedipe parlent aussi de la conscience et des valeurs. L'Antigone de Sophocle fait face à une alternative sans échappatoire. Le roi Créon achève son règne et les deux frères d'Antigone, Étéocle et Polynice, convoitent son trône. L'un des deux convient à Créon comme dauphin, mais pas l'autre. Les deux frères s'entretuent. Créon ordonne de n'en enterrer qu'un et de laisser le cadavre de l'autre sans sépulture. Cela condamne son âme à errer éternellement. Antigone n'accepte pas le verdict de Créon. Il n'est pas conforme à sa conception de l'équité. Elle sait à quoi elle s'expose, mais sa conscience ne lui donne pas le choix : elle désobéit à Créon et est exécutée. L'éthique est entrée en scène sous sa forme la plus personnelle.

- Oedipe a lui aussi un parcours difficile. L'oracle a prédit, comme vous le savez, qu'il tuera son père et épousera sa mère. Le père, un dénommé Laïos qui n'avait que des notions rudimentaires en psychologie et qui n'avait même pas lu Freud, envoya l'enfant au fond des bois pour invalider la prophétie. Des bergers qui ne se mêlaient pas de leurs affaires sauvèrent Oedipe et le confièrent aux soins d'un roi voisin. Oedipe devint adulte avant que se généralise l'opération Retrouvailles ; il ne put donc pas retrouver ses vrais parents. Sans se douter de rien, il revint dans sa ville natale, se battit avec un inconnu qui était son père, triompha du Sphynx et reçut en récompense la main de Jocaste, alias sa mère. Quand il sut la vérité, il s'arracha les yeux, ce qui exprime une fois encore l'intérêt des Grecs pour le regard. Puis, il quitta la ville guidé par sa fille, une femme que vous connaissez déjà, Antigone. Le père et la fille avaient une conception exigeante de la conscience, mais cela ne leur rapporta que des problèmes... L'éthique formulait ses exigences, mais, contrairement aux religions fondées sur le Livre et la vie éternelle, rien ne garantissait aux Grecs vertueux une proportionnalité entre la conduite et le bonheur. De dire, je crois, Goethe, « les chrétiens eurent un Dieu qu'ils ne méritaient pas, les Grecs n'eurent pas les dieux qu'ils méritaient ».

- Un mot non plus les mythes grecs, mais sur certaines grandes figures. Des valeurs analogues se manifestent. Socrate est accusé d'impiété parce qu'il enseignait aux jeunes à raisonner librement et condamné à boire la cigue. Aristide, même s'il avait sauvé Athènes en remportant la victoire à Marathon (un autre souvenir grec), fut condamné à l'exil parce que « Il était juste de façon excessive. » (Aristidem expulerunt quod praeter modum justus erat. ) Diogène, d'après certains, finit par se suicider après avoir démontré le même mépris pour la richesse que pour le pouvoir despotique d'Alexandre. Parler de valeurs contraignantes relèverait de l'euphémisme.

- Nous pourrions continuer. Ce n'est pas nécessaire, je pense. Retenons, d'une part, que c'est de là que nous sommes partis et, d'autre part, que plusieurs des questions fondamentales que vous posez étaient déjà au coeur de la réflexion athénienne : le narcissisme, la place de la conscience, l'arbitraire de l'opinion publique, la dureté de la vie et des dieux...

2. La longévité des valeurs

- On tient souvent pour acquis que les comportements (behaviors) sont malléables, mais que les valeurs n'évoluent que très lentement ou pas du tout. Cela me paraît à la fois vrai et faux.

- Ainsi, ce qu'on appelle l'exhibitionnisme, qu'il concerne le corps ou l'intimité psychologique ou spirituelle, ne me paraît pas traverser toute l'histoire de l'humanité. Pour se développer, ce courant devait peut-être attendre que la personne, au sens moderne du terme, devienne importante. Pendant des siècles, seul le destin avait droit de parole. Les termes changeaient (fatum, destin, fatalité, anankè, Parques...), mais le pouvoir ultime continuait à échapper aux personnes. Se vanter était un caprice autorisé seulement chez les demi-dieux, les rois, les illuminés. La vanité avait même mauvaise réputation. Agamemnom se rendait ridicule en brandissant son titre de roi des rois, alors que les Grecs comptaient surtout sur Achille pour faire tomber Troie. Songez aussi à l'arbitrage de Pâris quand il fut invité à choisir la plus belle de trois déesses (Héra, Athéna, Aphrodite). Comme Aphrodite lui avait promis l'amour de la belle Hélène, il décerna le prix à Aphrodite et déclencha la guerre de Troie. Les déesses avaient déjà le droit d'être vaniteuses et susceptibles, mais la beauté des humaines n'était pas encore une valeur marchande.

- J'ai l'impression que la ligne de démarcation entre le narcissisme et l'exhibitionnisme fut longtemps étanche. Mais quand la vanité humaine eut libre cours, elle en profita. Même l'amour courtois qu'on présente comme la preuve des raffinements apportés par la chevalerie n'était, selon plusieurs spécialistes comme Duby, qu'une façon un peu plus hypocrite d'affirmer que telle femme était la propriété de tel chevalier. Porter les couleurs d'une belle, c'était dire que « cette femme m'appartient ». La vanité reprit bientôt le temps perdu.

- En revanche, on admirait la personne qui accomplissait son destin les yeux ouverts. Le courage, c'était de marcher à la rencontre de son devoir. Hector savait qu'Achille allait le tuer, mais il aurait démérité en ne l'affrontant pas. Quand, chez Corneille, on raconte au vieil Horace le déroulement du duel entre ses trois fils et les trois Curiaces qui représentent la ville rivale (car le débat n'était pas télévisé...), il est furieux d'apprendre que deux de ses fils sont morts et que le troisième s'est sauvé. L'objection est formulée : « Seul contre trois, que vouliez-vous qu'il fît ? » Réponse du père : « Qu'il mourût ! » Cette valeur a duré longtemps et peut-être Montcalm en était-il encore atteint (?) lorsqu'il s'est présenté sur la plaines d'Abraham en suivant le protocole plutôt qu'une stratégie intelligente. Tenir son rôle dans une tragédie gouvernée par le destin, telle était la valeur. Tel était le prix de la gloire. Aujourd'hui, on ne se résigne pas aussi facilement à jouer le rôle écrit par quelqu'un d'autre. « Aucun destin n'a le droit de brimer mes droits à moi. »

- Il y a à peu près cent ans, cette valeur avait encore grande importance. À preuve, la devise qu'Henri Bourassa donna à son quotidien Le Devoir : « Fais ce que dois. »

- L'authenticité, dont on fait grand cas aujourd'hui, ne faisait guère partie des valeurs grecques ou latines. Elle n'avait pas sa place autrement que dans l'obéissance à sa conscience. On n'aurait pas compris que quelqu'un en fasse une revendication égocentrique. Antigone suivait sa conscience et cultivait donc l'authenticité, du moins en un certain sens, mais elle ne demandait pas à cette attitude de lui sauver la vie. L'authenticité imposait un devoir de conformité, ce n'était pas un droit. Le journalisme d'humeur qui se pratique présentement réfère volontiers à l'authenticité, mais c'est pour étendre les droits de l'individu, pour justifier la verdeur des propos, pour légitimer les abus de force et les coups de gueule, pas pour montrer à quel point on respecte la fatalité ou l'ordre des choses.

- Être reconnu (la reconnaissance) est aujourd'hui une valeur d'un grand poids. Elle non plus n'avait pas une grosse cote à la bourse des valeurs grecques. Aujourd'hui, c'est autre chose. Qui n'est pas reconnu n'existe pas. Cela, dans l'argumentation fort défendable de Charles Taylor, se vérifie dans les collectivités comme chez les individus. Qu'on songe simplement à l'importance prise dans la récente remontée des conservateurs par leur promesse d'accorder au Québec un rôle sur la scène internationale. L'ego de tous les Québécois en a frémi. Qu'on pense à la frustration des auteurs québécois qui se rendent au Salon du livre de Paris et qui sont versés de façon à peu près anonyme dans une imprécise francophonie. Ce besoin d'être reconnu n'existait guère autrefois, surtout du côté des individus. Féliciter l'explorateur qui avait « découvert » un continent, c'était de la part du roi ou du commanditaire un beau geste, mais l'explorateur s'attendait à un salaire plutôt qu'à une auréole. Là encore, on a créé une valeur et on l'a insérée dans le monde des droits plutôt que dans celui des devoirs. Les siècles antérieurs, qui n'avaient pas plus de réflexes démocratiques que de sensibilité pour les états d'âme individuels, ont attendu Machiavel, Hegel, Rousseau et ce que Charles Taylor appelle la raison instrumentale pour faire de la reconnaissance à la fois une aspiration, un droit et un instrument de pouvoir. Être reconnu est apaisant. Le désir d'être reconnu légitime à peu près n'importe quoi. Être reconnu devient synonyme de charisme et sert de sésame politique plus efficace que celui d'Aladin. Si vous entrez dans la cellule d'un détenu, remarquez l'exubérance avec laquelle le condamné a placardé les coupures de presse qui parlent de lui. Triste reconnaissance, mais reconnaissance quand même.

- Cet accent mis désormais sur la « reconnaissance » comporte cependant un prix. C'est ici que la logique s'inverse. Un lien existe, en tout cas, entre le droit à la reconnaissance et la réaction sociale qui accueille cette exigence. Mon besoin d'être apprécié confère à la société le pouvoir de définir les critères de l'appréciation. LaFontaine avait perçu cela dès Le Renard et le Corbeau : « Apprenez que tout flatteur vit aux dépens de celui qui l'écoute. » Indice d'un nouveau rapport de forces : la personne qui a besoin d'estime, d'admiration, de reconnaissance accorde à l'entourage une emprise sur ses gestes. Les siècles passés ne considéraient pas la reconnaissance comme une valeur, mais aucune contrepartie n'était exigible de la personne en mal de notoriété. Il saute aux yeux que cela a changé.

- Ce pouvoir concédé à l'entourage en échange de la reconnaissance est pour beaucoup dans l'immolation de l'intimité à laquelle sont contraints ou invités tant de jeunes. Une même dynamique emporte les demandeurs de reconnaissance et les voyeurs-consommateurs d'impudeur. Dans les deux camps, on hausse des enchères : « Montres-en davantage et ta notoriété sera plus grande. » S'il y a un perdant dans cette négociation, on peut parier qu'on le trouvera chez les anonymes en mal de notoriété. Le jour est venu, en tout cas, où des milliers de jeunes ne cherchent plus à être authentiques ; ils consentent à tout, y compris à l'abdication de leurs caractéristiques propres, pour attirer les réflecteurs.

- Selon moi, nous sommes loin de Narcisse. Lui se moquait du regard des nymphes ; les jeunes paient le prix fort pour devenir une image rentable aux yeux d'une évaluation marchande. Car le marché s'est arrogé le pouvoir de déterminer quelle reconnaissance mérite la personne et quels critères serviront à l'évaluation.

- Je boucle la boucle : les valeurs bougent plus qu'on ne le pense. J'admets que j'ai passablement bousculé les siècles, mais je pense que les différences sont notables entre, d'une part, les valeurs qui avaient cours avant Machiavel et la raison instrumentale, et d'autre part, celles qui influencent les comportements modernes.

3. La montée aux extrêmes

- L'évolution des valeurs se plie aujourd'hui à un autre rythme. La cadence du remplacement des visages et des revendications est d'ailleurs une des valeurs modernes les plus tangibles. C'est un premier constat.

- Je suis frappé, à tort ou à raison, par autre chose. Dans nombre de cas, surtout depuis que les médias accélèrent les changements de décor, la défense des valeurs provoque des effets pervers ou même des répliques extrêmes qu'elle n'aurait ni imaginés ni voulus au départ. On savait déjà que les enfants spirituels du docteur Spock n'élèveraient pas nécessairement leur progéniture comme eux-mêmes avaient été élevés, mais le phénomème me paraît plus diversifié. Je vais essayer de donner des exemples d'une évolution propice aux excès les plus imprévus. Au départ, une bonne cause ; à la fin, on ne sait plus.

- Au départ, la politesse demande qu'on élimine les termes méprisants qui expriment le racisme, le sexisme, l'homophobie ; au terme de l'exercice, la rectitude politique récupère l'intention et engendre la langue de bois.

- Au départ, le désir d'être fidèle à soi engendre et valorise l'authenticité ; au terme de l'exercice, il faut sacrer, insulter, agresser pour montrer que l'on sera authentique jusqu'à l'élimination des règles.

- Au départ, on demande humblement ou amoureusement au regard de l'autre la reconnaissance que Narcisse ne demandait pas ; au terme de l'exercice, le besoin morbide de reconaissance démolit la personne pour la rendre acceptable au regard marchand de la consommation.

- Au départ, on professe les principes démocratiques et on affirme que chaque personne vaut l'autre personne ; à la fin, on réduit la démocratie à la quantification. La démagogie prospère.

- Au départ, on reconnaît la nécessité de socialiser l'enfant ; au terme, c'est le conformisme qui s'impose.

- Simple jeu de pendule ? Peut-être, mais j'ai des doutes. Car le pendule ne me paraît pas osciller de façon symétrique. Quand il quitte une extrémité, il va plus loin dans l'autre direction, comme si l'amplitude augmentait au lieu de subir la loi de l'entropie.

- Revenons un instant en arrière. Vous aurez remarqué qu'en évoquant certaines des valeurs du monde antique, j'ai passé sous silence ce qui est pourtant l'un des axes essentiels de cette culture : le refus de la démesure. Ni la société grecque ni l'Olympe imaginé par elle ne toléraient le péché d'orgueil, le péché d'ubris. D'avance on appliquait le principe que Montaigne propagea : il faut « en toutes choses savoir raison garder. » Les dieux veillaient d'ailleurs à punir ceux qui montaient aux extrêmes.

- Notre société valorise peu le sens de la mesure. La croissance zéro n'a pas de séduction. Chaque convention collective invoque la théorie des dominos : je dois gagner autant que mon collègue du contexte le plus riche. Le regard collectif accorde la reconnaissance aux casse-cou, aux F-1, à ceux et celles qui défient la mort, les normes, les records. La santé publique est évaluée au nombre de médailles olympiques. Le néolibéralisme exacerbe la tendance en récompensant ceux qui débordent l'orbite.

- Vous corrigerez ma perception si nécessaire, mais un lien me paraît exister entre le suicide et les activités à haut risque. Non pas dans tous les cas, mais dans un pourcentage plus considérable que pour d'autres secteurs. Une étude, qui remonte à une bonne vingtaine d'années, rapportait les propos d'une série de professionnels de la plongée sous-marine. Ces experts, à peu d'exceptions près, confessaient avoir posé au moins une fois un geste mettant leur vie en danger, alors même qu'ils enseignaient à ne pas se permettre ces imprudences. Eux-mêmes ne savaient trop comment expliquer leur illogisme. Si cela était aussi vrai pour l'alpinisme, pour la tauromachie, pour la course automobile, une hypothèse émergerait : le besoin de reconnaissance se manifestant dans une société attirée par les extrêmes exercerait sur l'individu une pression telle qu'il risquerait sa personnalité et même sa personne.

- Le spectacle serait-il devenu un sport à risque élevé ? À vous de dire si c'est le cas.

- Cela expose-t-il Narcisse à se noyer de nouveau ? Oui, mais pour un motif différent du drame initial. Un extrême, en effet, s'est substitué à l'autre. Narcisse n'a pas réussi à vivre sans le regard de l'autre, le jeune d'aujourd'hui est placé sous un regard marchand qui l'évalue comme n'importe quel produit. Narcisse n'avait rien pour le détourner de la contemplation morbide de sa beauté, le jeune d'aujourd'hui n'a pas les ancrages qui lui permettraient de ne pas être emporté loin de ses assises. Dans les deux cas, une menace pèse sur l'intégrité physique et spirituelle.

- À mes yeux d'amateur, les choses se passent comme si, pour recourir au vocabulaire freudien, l'ego était moins sollicité vers le haut par suite de l'érosion des figures de soutien et davantage soumis aux exigences quantitatives qu'impose le monde marchand. D'un excès du surmoi à un surpoids du id.

- Je pense ici à Margaret Mead. En écrivant le Generation Gap, elle redoutait qu'on en demande trop aux parents. À l'époque où trois générations coexistaient, souvent sous le même toit, il y a avait une génération de sagesse et une génération de contrôle auprès des enfants. Aujourd'hui, disait-elle, on demande aux parents de cumuler les deux fonctions, sagesse et contrôle, et ils craquent. Je me demande si l'on n'en demande pas trop aux jeunes. On exige qu'ils renforcent leur personnalité sans leur fournir une aide suffisante et sans leur apprendre à comparer deux types de modèles, celui des valeurs et celui de la marchandise.

- Dans ce contexte, le regard importe au plus haut point. Comme symbole et comme lien effectif. Narcisse ne reçoit ni ne cherche le regard d'un autre. Les jeunes d'aujourd'hui que sollicite le monde du spectacle et du paraître en général sont évalués par un regard dépourvu d'amitié et d'humanité. Pensons à Sartre et à son analyse du regard : quand je suis seul à regarder le jardin, un lien existe entre le jardin et moi ; si quelqu'un vient se placer à côté de moi et regarde lui aussi le jardin, je n'ai plus en exclusivité la relation entre le jardin et moi. Quand on réagit ainsi, pas surprenant que la conclusion soit que « l'enfer, c'est les autres ». Saint-Exupéry dit autre chose : « S'aimer, c'est regarder ensemble dans la même direction », ce qui est une amélioration. Je préfère le poème de Gabin : « Le jour où quelqu'un dit " je vous aime ", il fait beau ». Ce qui souligne que le regard de l'autre embellit mon environnement. Pensons à La Guerre du feu : on y découvre que l'accouplement entre humains diffère de celui des animaux par la possibilité d'une fusion du regard entre les amants. (Je ne conclus pas à la supériorité métaphysique de la position du missionnaire...)

- Ce regard indispensable à la vie et au bonheur, Jacques T. Godbout (L'esprit du don, Boréal, 1992) propose de le cultiver grâce au don. Le don n'est pas un calcul ni un investissement ni un rapport de force. Il appartient à l'ordre de la gratuité, ordre bien peu peuplé. Godbout, en effet, divise l'univers en trois cercles : le marché, les pouvoirs publics, le don. Les deux premiers se préoccupent peu d'humaniser les rapports entre humains. Ces rapports sont marchands ou stipendiés. Le véritable don gratuit, Godbout le trouve, si l'on excepte la famille, dans deux cas seulement : le don d'organes et de sang et l'entraide des AA. À mon sens, c'est quand même du côté du don qu'il faut chercher. Votre groupe fait d'ailleurs la démonstration qu'on peut, même au coeur d'un service public, centrer la réflexion sur l'autre, sur un regard qui transcende la marchandisation.

En guise de conclusion

- Ceux et celles qui verraient dans cet éloge du don comme réponse au mal-être de ce temps un discours désadapté peuvent référer à la Révolution française. Elle eut tendance à la brutalité et au nivellement de toutes choses. Elle a pourtant dégagé trois valeurs : liberté, égalité, fraternité. Depuis ce temps, des progrès, précaires mais réels, ont été obtenus sur le front de la liberté, que tous revendiquent, et de l'égalité, dont on fait toutefois une interprétation souvent hasardeuse. Du côté de la fraternité, c'est autre chose. C'est de don qu'il s'agit ici, alors que les deux premiers principes constituent des revendications plutôt que des générosités. Même si on troque le terme contre son équivalent moderne de solidarité, nous vivons dans un monde de ghettos parallèles, de silos comme disent certains, de fondamentalismes arrogants. C'est sur le front du don que nous sommes collectivement dans l'impasse. Au palier sociétal, on se heurte à la même impasse que ce que vous constatez chez les indidivus : chacun ou chaque peuple se réfugie dans sa bulle et cultive ses prétentions, faute de regarder l'autre avec ouverture d'esprit et dans « l'esprit du don ».

- Je crois sincèrement que la réponse au narcissime et à ses avatars modernes que sont l'exhibitionnisme ou la perte de spiritualité et d'intimité, c'est dans le don qu'on le trouve.

- Comme votre invitation faisait explicitement référence à votre désir de soutenir toujours mieux les jeunes avec lesquels vous traitez, je pense que vous savez déjà ce qu'est le don et je ne devrais pas insister. Je vais quand même esquisser certaines de mes hérésies personnelles, tout en demeurant conscient du risque que je cours.

- 1. À l'époque où s'élaboraient les tests et autres moyens d'évaluer les aspirations et les dons, une certaine attention était accordée aux propensions altruistes. Certains tests, à tort ou à raison, prétendaient distinguer entre, d'une part, les professions d'infirmière, de travailleur social, de psychologue ou de conseiller en orientation et, d'autre part, des métiers comme celui de comptable agréé, d'actuaire, ou d'ingénieur forestier. Depuis l'époque où l'on découvrait le Kuder, le Ror ou le Minnesota Multiphasic Personality Inventory, j'imagine que bien d'autres instruments de mesure se sont ajoutés. De l'extérieur, je me demande s'il n'est pas possible d'aider les jeunes à prendre pleinement conscience de leurs réserves de générosité et à valoriser le « mouvement vers l'autre » autant et plus que la simple fonctionnalité. Les générosités que je qualifierais de salvatrices ou d'équilibrantes sont aussi considérables qu'autrefois, mais elles sont combattues, bousculées, intimidées par le narcissisme. Les jeunes auraient grand profit à ce que vous les aidiez à faire un inventaire plus complet de leurs propensions au don.

- 2. Au risque de paraître terriblement vieux-jeu, je suggérerais que vous utilisiez vos compétences professionnelles pour évaluer avec rigueur les sources du narcissisme et de la montée aux extrêmes violents. En termes concrets, je vise la télévision, la radio poubelle et leurs périphériques. Si l'on ne réduit pas de façon draconienne l'emprise de la télévision et de la violence verbale sur la société, aucun équilibre psychologique n'est possible, aucun geste gratuit et généreux n'est possible. Je ne suis pas loin de la position imputée à Albert Jacquard : « Il faudrait décréter un moratoire de cinq ans sur toute télévision pour permettre aux neurones du cerverau de se refaire... » D'après moi, jamais on ne parviendra à combiner une écoute massive de la violence radiophonique et télévisuelle et un authentique intérêt pour autrui. (J'ajoute, même si j'ai déjà trop parlé, que la télévision commet son pire crime lorsqu'elle fait disparaître le doute. Des certitudes blindées au fanatisme, il n'y a souvent qu'un pas. Sur ce terrain, je suis en bonne compagnie : De Koninck, Savater, Alberto Manguel.)

- 3. Dans l'effort pour contrer le narcissisme et redonner aux jeunes et aux adultes leur autonomie et leur liberté critique, l'analyse offerte par Orwell dans 1984 est toujours fondamentale. À condition, cependant, de ne pas fermer le roman avant d'avoir lu l'annexe. C'est là qu'il est question de novlangue, de ce dialecte qui réduit l'envergure de la pensée en réduisant le nombre de mots. On dit que c'est « super » et le terme fait disparaître 20 ou 30 épithètes : beau, splendide, stimulant, innovateur... Une fois le vocabulaire réduit à 200 mots tout au plus, la manipulation devient plus probable. Il suffit de voir l'usage qu'on fait du terme « terrorisme ». Télévision et publicité, vedettariat et exhibitionnisme sont les principaux vecteurs de cette offensive. Ils atrophient la pensée en proposant la violence et le simplisme en modèles universels. Le livre est, littéralement, un contrepoison. Les personnes et la société changeraient pour le mieux si la proportion d'heures consacrées à la télévision et au livre passait de 25 à 1 par semaine à quelque chose comme 15 ou 12 à cinq. Attention, cependant. Daniel Pennac a raison de dire que le verbe lire ne se conjugue pas à l'impératif. On ne dit pas « lisez » ; on lit et l'emprise du narcissisme télévisuel baisse d'un cran autour de soi.

Merci.

Dixit Laurent Laplante