23.5.04

Chalabi et la filière iranienne

Jeudi dernier (20 mai), les bureaux du Congrès national irakien (CNI) à Bagdad font l’objet d’une descente de la part de militaires de la coalition et de la nouvelle armée irakienne. On y saisit des documents, du matériel informatique, et les responsables du Congrès rapportent certains dommages matériels.

Son président, Ahmed Chalabi, membre du Conseil de transition et celui que bon nombre considéraient comme «l’homme des Américains», est indigné et accuse les États-Unis de vouloir le discréditer. Il se dit fier d’être devenu la cible de la coalition, et affirme que la descente prouve qu’il n’est pas l’enfant chéri des néo-conservateurs de l’administration Bush. Rappelons que c’est ce même Ahmed Chalabi qui avait déclaré, avant le début de l’opération militaire contre l’Irak, que les soldats étasuniens y seraient «accueillis avec des fleurs».

L’origine du CNI remonte à mai 1991. Après l’opération Tempête du désert, le président Bush (père) demande à la CIA de «créer les conditions» propices pour déloger Saddam Hussein du pouvoir. L’agence de renseignement ne dispose pas des moyens pour s’acquitter de cette tâche, et refile alors un contrat à un cabinet de communications stratégiques, le Rendon Group, pour monter une campagne de propagande anti-Hussein. C’est Rendon qui en juin 1992 réunit à Vienne environ 200 délégués d’une douzaine de groupes d’opposition en exil, les convainc de s’unir dans une cause commune, et trouve le nom de Congrès national irakien (Iraqi National Congress).

L’unité de ces groupes s’avère difficile à réaliser, notamment avec les factions kurdes qui se retirent du CNI en 1994, et les États-Unis se font plus discrets dans leur appui au Congrès. (Voir le texte de Kenneth Katzman du Congressional Research Service de la Federation of American Scientists, Iraq’s Opposition Movements.)

Le 25 février 1998, l’American Enterprise Institute (AEI), influente cellule de réflexion néo-conservatrice, est l’hôte d’une conférence sur l’Irak et sur le bien-fondé d’appuyer les mouvements de résistance au régime de Saddam Hussein. Sont présents Richard Perle, un des directeurs de l’AEI (qui deviendra par la suite de 2001 à 2003 directeur du conseil de la politique de défense de l’administration Bush), Paul Wolfowitz, alors recteur de la School of Advanced International Studies à l’Université John Hopkins (actuel secrétaire-adjoint à la Défense des États-Unis), et Ahmed Chalabi.

Chalabi déclare alors que le CNI jouit de l’appui de presque tous les secteurs de la population irakienne et peut compter sur des poches de résistance dans chacune des divisions de l’armée de Saddam. Il déplore le manque de soutien, en 1992, des efforts du CNI pour déloger Saddam Hussein. «Les mouvements démocratiques d’opposition ne peuvent réussir seuls, ils ont besoin de l’aide de démocraties établies» affirme-t-il.

Le 31 octobre 1998, le président Bill Clinton proclame la Loi sur la libération de l’Irak (Iraq Liberation Act of 1998 (PL 105-338)) qui vise à déloger Saddam Hussein du pouvoir et à instaurer un régime démocratique. La Loi dispose d’un volet communications et d’un volet militaire, et des crédits de 97 millions de dollars sont affectés à ces fins. Deux millions vont à l’Agence d’information des États-Unis (USIA), et le reste aux opérations de soutien à l’opposition, et le CNI recoltera la part du lion.

Parallèlement à l’évolution du CNI qu’il préside toujours, Ahmed Chalabi trempe dans diverses affaires. En 1977, en Jordanie, il fonde la banque Petra. Le diplômé du MIT et de l’Université de Chicago en fait, dix ans plus tard, la seconde banque en importance au pays. Il introduit l’utilisation des guichets automatiques, de la carte Visa, du crédit aux entrepreneurs, et tisse des liens avec d’autres institutions financières appartenant à des membres de sa famille à Beyrouth, Genève et Washington.

Le 2 août 1989, les avoirs de la banque sont saisis. La banque centrale de Jordanie exigeait le dépôt dans ses coffres de 30 % des réserves en devises étrangères dont disposaient les banques privées, et Petra ne pouvait répondre à cette exigence. Il fuit le pays dans des circonstances nébuleuses. Une vérification par la société Arthur Andersen, à la demande de la banque centrale de Jordanie, révèle que plutôt que de disposer d’un actif de 40 millions de dollars selon les livres comptables de Petra, elle accuse un passif entre 215 et 350 millions. En avril 1992, Chalabi est jugé in absentia et condamné à 22 ans de prison sous 31 chefs d’accusation de vol, fraude, spéculation sur devises et mauvais usage de l’argent des déposants. (Voir l’article de Andrew Cockburn, The Truth About Ahmed Chalabi.)

Avril 2003, Chalabi rentre en Irak par les bons offices de l’armée des États-Unis. Il est accompagné d’un peu plus de 100 miliciens des «Forces irakiennes libres» entraînés par les États-Unis. Ils lui servent plus ou moins de garde privée, bien que le CNI dise disposer de plus de 1 500 miliciens. Chalabi multiplie les contacts avec les leaders de factions irakiennes, et le CNI bénéficie de crédits de 340 000 $ par mois du Pentagone selon la BBC. En novembre 2003, David Frum du American Enterprise Institute réaffirme l’attachement des néo-conservateues à Chalabi : «Il n’y a jamais eu qu’un seul gouvernement intérimaire possible pour l’Irak : le Congrès national irakien dirigé par Ahmed Chalabi. Mais certains secteurs de l’administration gouvernementale des États-Unis, comme le Département d’État et la CIA, n’aiment pas Chalabi pour leurs propres petites raisons mesquines.»

La descente effectuée aux bureaux du CNI est révélatrice de la défaveur dans laquelle est tombée Chalabi auprès des forces de la coalition. Y a-t-il un seul motif ou conjugaison de facteurs?

On évoque ces jours-ci que Chalabi aurait transmis aux services de renseignement iraniens des informations politiques et militaires sur les intentions de la coalition, ce que dément formellement le gouvernement iranien.

Par contre, Chalabi et le CNI étaient à l’origine des documents faisant état de la présence d’armes de destruction massive en Irak, documents qui ont servi à justifier l’intervention armée, alors que les ADM restent introuvables. Selon Andrew Cockburn, les documents étaient presque impeccables. Presque. Les scientifiques qui les ont analysés ont constaté que certaines descriptions techniques contenaient des termes qui n’auraient pu être utilisés que par un Iranien. Par exemple, le mot «dôme» en place de «hémisphère», soit «qubba» en farsi (langue parlée en Iran) en place de «nissuf kura» en arabe. Il appert donc que les documents auraient été écrits en farsi, puis traduits en arabe.

De plus, le quotidien australien The Age rapporte ce dimanche 23 mai que Chalabi aurait, avant l’intervention de la coalition, mandaté des dissident irakiens auprès de huit agences de renseignement occidentales afin de promouvoir la thèse de l’existence d’armes de destruction massive.

Résumons-nous. Les documents soutenant l’existence des armes de destruction massives auraient pu venir d’Iran. Chalabi entretient de nombreux contacts avec des officiels iraniens, on le soupçonne de collaborer avec ses services de renseignement. Richard Boucher, porte-parole du State Department, a du mal à expliquer comment le CNI, de 1999 à 2003, recevait du gouvernement des États-Unis des fonds dont une partie servait à la location d’un bureau à Téhéran. L’Iran maintient aussi des rapports étroits avec le Conseil suprême de la révolution islamique iranienne (allégeance chiite), l’Union patriotique kurde, et le Parti démocratique du Kurdistan. Ces trois groupes, dont les leaders sont membres du Conseil de transition, ont tous des bureaux à Téhéran. Le chef de la sécurité de Chalibi, Araz Habib, est depuis hier recherché par les autorités irakiennes et de la coalition pour ses rapports étroits avec les services de renseignement iraniens (voir AlJazeera).

La question qui se pose est de savoir si l’Iran est à l’origine du bourbier irakien dans lequel les États-Unis et leurs alliés s’embourbent, et si l’administration Bush et ses néo-conservateurs ont été piégés par Chalabi.
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