28.11.04

Nous, les médias?

We the MediaAprès Du bon usage de la piraterie de Florent Latrive, c’est au tour de Dan Gillmor de publier un livre «shareware», c’est-à-dire disponible sans frais en version intégrale sur Internet en format PDF. Il s’agit de We the Media: Grassroots Journalism by the People, for the People. Le livre possède également son propre blogue.

Campons d’abord le sujet. C’est le «We the People...» qui figure en préambule à la Constitution des États-Unis, ce «Nous le peuple...», qui inspire le titre du livre de Gillmor qui devient «Nous les médias...». Le thème, tout comme le titre, n’est pas nouveau. En 1997, Don Hazen et Julie Winokur avaient publié leur We the Media: A Citizen's Guide to Fighting for Media Democracy dont l’esprit recoupait le propos de Gillmor. Celui-ci soutient que l’on assiste, possiblement (on y reviendra), à une refonte totale de l’univers informationnel. Ce remaniement implique une modification des rôles des trois constituantes de cet univers, soit les journalistes, ceux et celles qui «font» la nouvelle, et le public. Le moteur de ces bouleversements est ce que Gillmor appelle le «grassroots journalism», un concept plus horizontal et plus ouvert du journalisme.

L’évolution de la presse au vingtième siècle a fait en sorte que les grands médias ont agi comme des prédicateurs, que l’information était livrée du haut de la chaire médiatique, et que le public était libre ou non de gober les propos. Ce public avait peu de recours véritables s’il voulait être entendu : écrire une lettre, envoyer une télécopie, laisser un message sur un répondeur, annuler son abonnement, ne plus syntoniser une émission? Pour Gillmor, ce système a engendré un sentiment d’autosatisfaction et d’arrogance chez les journalistes, et s’il a relativement bien fonctionné (du point de vue des médias) pendant des années, il n’est plus viable à long terme. Le journalisme de demain, la diffusion de l’information, s’éloignera du modèle «sermon» et sera davantage une conversation entre producteurs et consommateurs d’information.

Gillmor n’est pas étranger au concept d’info/conversation. Pour la petite histoire, disons qu’il a publié sur son blogue des brouillons de chapitres du livre en cours de rédaction, et qu’il invitait les lecteurs à les critiquer et à les commenter. Cette démarche «en marge de l’écriture» nous rappellera le livre Dixit Laurent Laplante dans lequel Laplante revenait, sous forme de livre, sur certains de ses textes publiés sur le Web, à la lumière de commentaires reçus de son lectorat. Ou plus récemment, ses billets des 18 novembre et 22 novembre, «Retour sur des textes récents», desquels ils disait : «Quelques courriels reçus récemment ont ravivé en moi des questions auxquelles je n'accordais peut-être pas suffisamment d'attention. [...] Même si je réfère explicitement à des courriels en particulier, il va de soi que quiconque peut m'éclairer sur la suite à donner à mes Dixit est invité à le faire.»

Gillmor et Laplante ne sont pas seuls à privilégier une communication plus étroite avec leurs lecteurs. Hier, le journaliste et blogueur Josh Marshall soulignait discrètement le quatrième anniversaire de son blogue «Talking Points Memo». Il remerciait chaleureusement ses lecteurs : «Non seulement ce site n’existerait pas sans ses lecteurs (ce qui est vrai pour toute publication), mais l’écriture en serait impossible sans eux (ce qui est loin d’être vrai pour toutes les publications) puisque tellement d’idées, de contacts, de petits faits significatifs et d’observations perspicaces me viennent de courriels de lecteurs. Si vous n’avez jamais écrit de blogue, je ne suis pas certain que vous puissiez comprendre combien cela est vrai.»

C’est évidemment Internet et la technologie qui viennent bousculer le jeu des médias traditionnels, et Gillmor parle même de «collision» entre journalisme et technologie. Si certains journalistes emboîtent le pas et s’adaptent, par exemple, à la formule des blogues, Gillmor n’est pas persuadé que, blogue ou pas, l’élément le plus important, l’écoute, soit au rendez-vous. Le modèle est toujours descendant (top down) et peu de journalistes acceptent que la conversation soit davantage importante que les affirmations pontifiantes.

Ceux et celles qui «font» la nouvelle tardent également à s’adapter, à s’ouvrir, craignant d’afficher leur vulnérabilité. La récente présidentielle aux États-Unis a donné des exemples frappants d’utilisation de la technologie par les politiciens, inutile de revenir sur l’exemple Howard Dean, ni sur l’incapacité du clan Kerry à poursuivre le travail accompli.

S’il y a adaptation, adoption de la technologie, elle vient du public, ce que Gillmor appelle le «former audience», ou l’ancien public (voir chapitre 7). Il y a d’une part ceux et celles qui se sont toujours exprimé face aux médias, malgré la faiblesse des moyens à leurs disposition. Ils ont maintenant accès aux blogues, aux forums de discussion, au courriel. Puis, il y a une catégorie nouvelle de «consommateurs avertis» d’information qui disposent eux aussi des moyens d’exprimer leur accord ou leur désaveu face à l’information qu’on leur sert.

Et c’est ce qui compte pour Gillmor, que les gens s’expriment : «C’est une des choses les plus saines à arriver depuis longtemps dans l’univers des médias. Nous entendons de nouvelles voix, pas nécessairement de personnes qui voudraient gagner leur vie à s’exprimer, mais tout simplement de gens qui veulent donner leur opinion et être entendus, même si ce n’est que par un petit groupe.» (p. 137)

L’auteur parle évidemment des blogues. «Une des principales critiques que l’on puisse adresser aux blogues est qu’ils sont refermés sur eux-mêmes. Sans doute, bon nombre n’ont d’intérêt que pour ceux et celles qui les écrivent et leur entourage. Mais ce n’est pas une raison pour ne pas en tenir compte, ni pour ne pas accorder de valeur à l’échange entre individus. Dans ce contexte, ce que je trouve stimulant, c’est le nombre grandissant de blogues écrits par des gens qui parlent de manière intelligente du domaine qu’ils connaissent en propre. Les blogues peuvent représenter un engagement civique.» (p. 137)

Que nous réserve l’avenir? Gillmor souhaiterait que les journalistes, les politiciens et les grandes sociétés engagent un meilleur dialogue avec le public et fassent preuve d’une plus grande transparence. Nous aurions ainsi de meilleurs médias, et une démocratie plus saine. Il craint toutefois, en donnant plusieurs exemples à l’appui, que son souhait ne se réalisera pas. Si les grands médias sont des dinosaures, ils ne mourront pas sans se battre dit-il. Ils tenteront, avec l’appui des pouvoirs politiques, d’assurer leur mainmise sur les nouveaux médias plutôt que les voir éroder leur modèle économique traditionnel. À cet égard, lire attentivement le chapitre 11, «L’empire contre-attaque».

On termine la lecture du livre de Gillmor avec un sentiment de perplexité. D’une part, tous les facteurs matériels et techniques sont réunis pour ménager la transition du sermon médiatique à la conversation citoyenne, pour le plus grand bien du public; d’autre part il y a une très forte résistance au changement de la part des médias et de ceux qui font la nouvelle.

Tentons un exercice de logique. Si les médias et le journalisme corporatif sentent qu’il y a quelque chose à perdre dans la refonte du système informationnel, c’est qu’ils profitent de ce système. En revanche, si le public sent qu’il a tout à gagner d’une telle refonte du système actuel, c’est qu’il n’en tire rien qui vaille, ou encore si peu qu’il soit prêt à miser sur le changement.
|