29.1.06

De Rosnay et le pronétariat

leftL’ouvrage de Joël de Rosnay La révolte du pronétariat : Des mass média aux médias des masses, écrit en collaboration avec Carlo Revelli et publié chez Fayard, est un de ces livres pluriels dans lequel tout le monde trouvera son compte. Il s’articule autour de la théorie selon laquelle «S’organisant en une seule entité, le Web peut faire émerger une intelligence et même une véritable conscience collectives. Il met ainsi en question les relations de pouvoir verticales qui régissent aujourd’hui les sphères de l’économique et du politique.[...] il devient en fait un outil puissant entre les mains des citoyens pour faire naître une économie et une démocratie nouvelles.» L’aspect pluriel vient de ce que de Rosnay appuie son propos sur une perspective historique tirée de son observation de longue date des phénomènes réseaux, qu’il décrit pour les néophytes certaines technologies d’émergence récente, et que sans tomber dans une prospective péremptoire il décrit ce que pourrait être l’effet à long terme d’Internet sur une bonne partie de la population de la planète.

Je ne m’attarderai ici que sur deux points du livre, soit l’état des lieux d’Internet en ce moment, et l’éventuelle conscience collective qui transformera les relations de pouvoir.

Doit-on vraiment parler de Web 2.0? Personnellement, cette notion m’irrite un peu, et je fais partie de ceux qui croient que «les contours de cette nouvelle nouvelle économie demeurent encore flous et l’on pourrait craindre d’être en présence de l’énième terme à la mode» et que «à ce jour, il n’y a pas encore de véritable révolution technologique» pour justifier une balise comme 2.0, et que «les applications sont développées de manière à favoriser l’essor de nouveaux usages inédits, souvent collectifs, de la part des pronétaires». (p. 182).

Je soumettrais que si l’on perçoit un nouvel intérêt pour les applications Web, c’est que nous sommes en présence d’une convergence (au sens de tendre vers un même résultat) où les notions de convivialité et d’expérience sont indissociables. Il est vrai que les applications Web sont de plus en plus conviviales et attrayantes, à preuve les blogues, les services de partage de photos, les services transactionnels, etc. Cependant, on oublie souvent être en présence d’une clientèle réseaucentrique de plus en plus expérimentée. Si on se rappelle l’époque où le nombre d’abonnés à un accès Internet doublait à tous les ans, il fallait donc se rendre à l’évidence : à tout moment, au moins la moitié de la clientèle possédait moins d’un an d’expérience du réseau et des outils, et faisait prudemment ses premiers pas dans la découverte de ce nouvel univers.

Or, depuis que les fournisseurs d’accès ont «fait le plein», les utilisateurs sont de plus en plus expérimentés, maîtrisent mieux les outils, et sont donc plus susceptibles d’essayer et d’adopter des modes de communication évolués. J’ajouterais que la croissance se fera désormais chez les jeunes (démographie oblige) et dans les collectivités jusqu’alors privées de services efficaces ou à haut débit. Dans les deux cas, ces clientèles adopteront d’emblée les services proposés. Mais de là à planter la balise 2.0, il y a tout un pas. D’ailleurs, l’origine de l’expression Web 2.0 est attribuable à Dale Dougherty, v.-p. de O'Reilly and Associates (un éditeur de livres), et à MediaLive International (organisateur d’événements), qui l’ont proposé comme terme «vendeur» pour un série de conférences. Le terme n’est donc qu’un slogan de marketing.

Il est intéressant de lire de Rosnay au sujet de l’intelligence collective et du micro-organisme planétaire (chapitre 7). «Le développement d’Internet rappelle certains des principes fondamentaux mis en oeuvre par l’évolution biologique[...] La leçon que nous apporte la biologie est la suivante : la complexité émerge de la dynamique des interactions entre agents, qu’il s’agisse de molécules, de fourmis ou d’acheteurs dans un marché. Des propriétés nouvelles émergent de cette collectivité organisée. L’individu n’a pas de plan d’ensemble de la structure qu’il construit “de l’intérieur”. Les propriétés de ces systèmes complexes ne sont en aucun cas programmées dans les éléments qui les constituent. La vie, la conscience réfléchie, l’économie, Internet, naissent de manière chaotique, de la dynamique des interactions.»

La théorie n’est pas nouvelle (voir The Global Brain: speculations on the evolutionary leap to planetary consciousness, Houghton Mifflin, Boston, MA, 1983), mais de Rosnay a le mérite de la décrire plus qu’adéquatement et d’en déterminer les modes d’application. Que les acheteurs dans un marché soient des agents interactifs contribuant à une dynamique, l’idée a déjà été cité dans le Manifeste des évidences (Cluetrain Manifesto, 1999).

En 1995, j’ai rencontré à l’occasion d’une conférence à Hull le théoricien Gottfried Mayer-Kress qui me parlait alors de ce «cerveau global» (voir The Global Brain Concept). Pour que la théorie se vérifie, il faudrait d’abord atteindre une masse critique d’utilisateurs de quelques milliards (idéalement dix milliards). Une fois cette masse atteinte, la dynamique entre les «neurones» de ce cerveau planétaire permettrait de s’attaquer efficacement à des problèmes collectifs. Et dans un sens, la planète deviendrait auto-gérée. On est loin du compte, il faudrait d’abord songer à procurer de l’eau potable à la moitié de la population de la planète qui n’y a pas accès. Puis n’y aurait-il pas des lobes prépondérants dans ce cerveau en fonction des cultures, du revenu, de la scolarité, de la langue?

À cet égard, de Rosnay est optimiste, voire rassurant. «Tout le monde craignait l’avènement d’un monde de communication unifié (avec le satellite, le téléphone, le portable et Internet) qui aurait eu pour langue dominante l’anglais. On assiste au contraire à l’émergence d’un monde tribal, avec des valeurs et des cultures propres.[...] Certes, les plus grands sites sont anglo-saxons, en particulier américains.[...] Mais dans tous les pays du monde, des communautés Internet devenues très populaires se sont créées dans leur langue d’origine.» (p.p. 197, 198).

Et sa conclusion laisse place à l’ouverture : «Bien au-delà de ce qu’on appelle aujourd’hui “l’opinion publique”, que mesurent régulièrement les sondages, et bien au-delà de ce que Jung, après Freud, appelait la “conscience collective”, on voit émerger une “coconscience collective réfléchie”.[...] Cette coconscience collective peut rester en lutte en son sein et donc devenir schizophrène. Elle peut aussi allier des ressources autour de grands desseins pour l’humanité. Dans ce cas, reste à savoir lesquels...» (p. 213).
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