21.5.06

Autour des signes distinctifs en Iran

National Post, 19 mai 2006Vendredi dernier, le National Post publiait un article dont l’auteur alléguait que le parlement iranien envisageait d’adopter une loi visant à imposer des «signes distinctifs» à ses citoyens membres de minorités religieuses.  (A colour code for Iran's 'infidels'.) «Il [Ndb. le gouvernement] envisage un code vestimentaire différent pour ses minorités religieuses, chrétiens, juifs et zoroastriens, qui devront respecter un code de couleur distinct pour les rendre identifiables en public» écrivait Amir Taheri, décrit comme auteur et journaliste (j’y reviens plus bas).  La rédaction n’y est pas allée de main morte avec l’infographie.  La manchette de l’article occupait toute la largeur de la première page et coiffait une photo sur quatre colonnes d’un couple arborant l’étoile de David tel que l’avait imposé aux Juifs Adolf Hitler en Allemagne.  Dans l’édition Web, on illustrait l’article avec d’autres photos semblables.  Amir Taheri précisait que «La nouvelle loi, rédigée sous la présidence de Muhammad Khatami en 2004, était bloquée au Majlis [Ndb. le parlement iranien].  Les obstacles ont toutefois été levés à la suite de pressions exercées par le successeur de Khatami, le président Mahmoud Ahmadinejad.»

Mise à jour, 22 mai. Le Post a retiré l'article de son site Web et en a publié un autre rapportant les doutes de nombreux experts, Experts say report of badges for Jews in Iran is untrue.  Le texte original de Taheri est disponible ici.

On comprendra que l’article a provoqué une sérieuse commotion.  Le premier ministre canadien, Stephen Harper, a dit ne pas être en mesure de vérifier l’authenticité des faits cités par Taheri, mais a déclaré : «Malheureusement, on en a déjà trop vu de la part de ce régime iranien, et nous savons qu'il est très capable de ce genre de geste.»

Marc Thibaudeau dans La Presse a recensé d’autres réactions.  «Le Congrès juif canadien, se basant sur les affirmations de l'auteur iranien, a indiqué qu'il était “scandaleux” que Téhéran puisse envisager de stigmatiser les minorités religieuses.[...] Le centre Simon-Wiesenthal a écrit pour sa part au secrétaire général des Nations Unies, Kofi Annan, pour lui demander de faire la lumière sur le sujet.» Mais aussi, «“C'est un mensonge et les gens qui l'ont inventé veulent en faire une exploitation politique”, a indiqué à l'Agence France-Presse le député [Ndb. lui-même Juif] Maurice Motammed.[...] Sami Aoun, spécialiste du Proche-Orient, a indiqué à La Presse, après avoir réalisé une revue de presse, qu'il n'y avait aucune référence dans les médias de la région à un nouveau traitement des minorités religieuses en Iran.»

Samedi, le Post publiait un article faisant état du démenti officiel de l’ambassade d’Iran à Ottawa, et citait plusieurs autres experts de la question iranienne qui disaient ne rien avoir entendu ou lu sur le projet de loi.  (Voir dans le Post Iranian embassy denies dress code.)

Bref, tout porte à croire que rien de cette nouvelle concernant l’imposition de signes distinctifs en public aux minorités religieuses n’est fondé.  Mais le Post (tirage de 250 000 exemplaires) s’est quand même permis de publier cet article sans vérifier les faits, et en ayant recours à des images relativement choquantes.  Imaginez si un blogueur en avait fait autant...

Mais revenons à l’auteur de l’article, Amir Taheri.  Vendredi, évoquant l’affaire, l’animateur de la Première chaîne de Radio-Canada Michel Désautels le décrivait comme «journaliste indépendant».  Le Post le disait auteur et journaliste, et là où bien des choses s’éclairent, membre du cabinet Benador Associates.

Benador, TaheriBenador Associates est un cabinet de relations publiques mis sur pied en 2001 par Eleana Benador, une Suisse-Américaine née au Pérou (sur la photo, mars 2003, en compagnie de Amir Taheri).  Le cabinet a des bureaux à New York et Washington, et selon son site Web se spécialise dans l’utilisation des médias entre autres en politique, en résolution de conflits, en politique extérieure.  Ses membres associés, influenceurs dans leurs milieux respectifs, écrivent des articles ou prononcent des conférences sur ces thèmes. 

On trouve dans la liste de ces associés des noms comme Alexander Haig (général à la retraite, ex-conseiller militaire de Henry Kissinger, ex-chef de cabinet de Richard Nixon), James Woolsey (entre autres directeur de la CIA de 1993 à 1995, et membres des conseils des équipementiers militaires Martin Marietta, British Aerospace et Fairchild Industries), ainsi que Michael Ledeen et Richard Perle de l’American Enterprise Institute.

Rappelons que Richard Perle est ex-conseiller de George W.  Bush, ex-président du Conseil de la politique de défense de l'administration Bush (poste non rémunéré), et partenaire principal (avec Henry Kissinger) dans la société de capital de risque Trireme Partners LP (Sécurité intérieure, défense).  Le 30 mars 2003, dernier, en entrevue à la CBC, Richard Perle déclarait au sujet de l’Irak : «La perspective qu'un autre pays soit le prochain à faire l'objet d'une intervention n'est pas une mauvaise base pour la diplomatie».

Ne figure plus sur la liste des «experts» Khidhir Hamza, scientifique nucléaire irakien associé au Congrès national irakien de Ahmed Chalabi qui avait soutenu que Saddam Hussein possédait des armes de destruction massive.

En 2003, le journaliste John Lobe écrivait dans le Asia Times : «Lorsque les historiens étudieront la guerre des États-Unis contre l’Irak, ils seront certainement étonnés de voir comment un groupe relativement restreint d’analystes et de militants néoconservateurs ont pu façonner le débat dans les médias étasuniens de sorte qu’il a été beaucoup plus facile que prévu de faire accepter la décision d’aller en guerre[...] Mais ces historiens feraient preuve de négligence s’ils oubliaient de mentionner le travail quotidien d’une seule et unique personne qui, plus que quiconque à l’extérieur de la Maison blanche, a rendu possible leur ubiquité dans les médias.» On l’aura compris, Lobe parlait de Eleana Benador.  (Voir Asia Times The Andean condor among the hawks, 15 août 2003).

Pour réussir à «placer» ses «experts» et associés sur toutes les tribunes médias, Benador a évidemment pu compter sur certains membres de la presse comme Judith Miller du New York Times (elle a démissionné du Times le 9 novembre 2005 dans la foulée du scandale Plame/Wilson), qui faisait elle-même partie des «associés» (elle n'y figure plus officiellement). 

Miller était la courroie de transmission pour Ahmed Chalabi du Congrès national irakien voulant justifier une intervention en Irak.  «Le 26 mai 2004, une semaine après que le gouvernement des États-Unis ait apparemment coupé les ponts avec Ahmed Chalabi, un éditorial du New York Times admet qu'une partie des articles affirmant l'imminence de la guerre avec l'Irak s'étaient fortement appuyés sur les dires de Chalabi et d'autres exilés opposés au régime irakien.  Du même souffle, le New York Times regrettait que “l'information prêtant à controverse n'a jamais été contre-vérifiée”[...] Bien que l'éditorial rejetait la faute sur des journalistes indépendants, plusieurs critiques ont fait remarquer que dix des douze articles en faute étaient rédigés par Miller».  (Voir Wikipédia, Affaire Plame-Wilson et Judith Miller.)

Depuis janvier 2006, Amir Taheri a signé à lui seul pas moins de 30 articles sur l’Iran.  La plupart font état d’enrichissement d’uranium et d’un besoin de «changement de régime». 

Le rouleau compresseur médiatique de Benador Associates est en marche.  Après avoir «vendu» l’idée des armes de destruction massive en Irak et de l’impérieuse nécessité de déloger Saddam Hussein du pouvoir, c’est maintenant le régime de Mahmoud Ahmadinejad qui est dans sa mire.

Je n’ai jamais été un fan de Hussein, et n’en est pas un de Ahmadinejad que j’estime comme bien d’autres dangereux.  Toutefois, quand des cabinets de relations publiques comme Benador utilisent des tactiques comme cet article non fondé sur les signes distinctifs imposés aux minorités religieuses pour attiser le ressentiment contre un régime, quel qu’il soit, et qu’un média d’envergure nationale diffuse de tels propos les assaisonnant d’images provocantes, on part d’un bien mauvais pied pour comprendre une situation et y trouver solution.

Mise à jour, 23 mai : Taheri persiste et signe, et autres précisions.

Mise à jour, 24 mai : Le National Post présente ses excuses
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