10.6.06

L’Iran et le coup d’État de 1953

On entend beaucoup parler de l’Iran, mais admettons que c’est un pays que l’on connaît peu et, par voie de conséquence, que l’on comprend mal.  Bruits de sabres autour de l’enrichissement d’uranium, pourparlers au Conseil de sécurité des Nations Unies, déclarations fracassantes du premier ministre élu Ahmadinejad, et comme on l’a vu récemment, campagne de désinformation et de manipulation de l’opinion publique occidentale.  Et à travers ce tohu-bohu, on trouve relativement peu d’analyses historiques qui peuvent nous éclairer sur les causes de la forme de radicalisme prônée par les autorités iraniennes.

All the Shas MenStephen Kinzer est un ex-correspondant étranger du New York Times et auteur de Crescent and Star: Turkey Between Two Worlds (Le croissant et l’étoile : la Turquie entre deux mondes) et Bitter Fruit: The Story of the American Coup in Guatemala (Fruit amer : le récit du coup d’État étasunien au Guatemala). En 2003, il signait un ouvrage important sur l’Iran, All the Shah’s Men: An American Coup and the Roots of Middle East Terror (Les hommes du Shah : Un coup d’État étasunien et l’origine du terrorisme au Proche-Orient).

Stephen KinzerEn août 1953, un coup d’État fomenté par les États-Unis renverse le premier ministre Mohammad Mossadegh qui avait été élu deux ans plus tôt sous la bannière du Front national, un regroupement de partis progressistes.  Or, soutient Kinzer (et de nombreux autres intellectuels et universitaires cités dans son livre), ce coup d’État est l’événement qui a déclenché la montée du fondamentalisme islamique au Proche-Orient et dans le monde avec les conséquences que l’on connaît aujourd’hui.  Et le motif principal de ce coup d’État? Le pétrole.

Depuis le début du vingtième siècle une société britannique, la Anglo-Iranian Oil Company (AIOC) possédait le monopole de l’exploitation et de la vente du pétrole iranien.  Les redevances versées à l’État iranien sont minimes, mais les deux monarques de la dynastie Pahlavi semblent s’en accommoder.  C’est en grande partie grâce à ces ressources pétrolières bon marché que l’Angleterre peut garder son rang de puissance mondiale pendant que la grande majorité des Iraniens vivent dans la pauvreté. 

Mohammad MossadeghLe ressentiment anti-britannique couvait dans la population, mais ce n’est qu’en 1951 qu’il se canalise et se traduit par l’élection de Mohammad Mossadegh qui promet d’expulser l’AIOC, de reprendre le contrôle des vastes ressources pétrolières du pays et de libérer l’Iran de la sujétion étrangère.  Une fois élu, il tient promesse et nationalise l’AIOC (qui était alors la plus importante société du monde), et l’État iranien s’approprie également la raffinerie géante de Abadan sur le Golfe persique.

Si ces mesures ont pour effet de faire de Mossadegh un véritable héros national (il est même nommé personnalité de l’année en 1951 par le magazine Time), on comprend l’irritation des britanniques qui l’accusent de vol.  La Grande-Bretagne s’adresse d’abord à la Cour mondiale et aux Nations Unies pour qu’ils punissent Mossadegh, envoie des navires de guerre dans le Golfe persique, et impose un embargo économique qui dévaste l’économie iranienne.  Malgré les contraintes économiques qui découlent de l’embargo, Mossadegh continue de jouir de la faveur populaire.

Voyant que rien n’y fait, les Britanniques envisagent une opération militaire pour reprendre les champs pétroliers et la raffinerie, mais abandonnent l’idée lorsque le président des États-Unis Harry Truman refuse de les appuyer.  Winston Churchill, alors premier ministre anglais, opte pour le coup d’État.

Des agents secrets britanniques se mettent à l’oeuvre pour provoquer le renversement de Mossadegh, mais tant par maladresse que par précipitation échouent lorsque en novembre 1952 Mossadegh a vent du complot, ordonne la fermeture de l’ambassade anglaise et l’expulsion de tous les diplomates, y compris les agents clandestins bénéficiant de la protection diplomatique.

Les Britanniques se tournent immédiatement vers Truman à qui ils proposent ni plus ni moins d’exécuter en «sous-traitance» le renversement de Mossadegh.  Truman refuse de nouveau, exprimant sa sympathie envers les mouvements nationalistes, expliquant que la CIA n’avait encore jamais renversé un gouvernement et qu’il ne souhaitait pas créer de précédent.

Mais, en novembre 1952, les choses changent à Washington avec l’élection de l’ex-général Dwight D.  Eisenhower.  Quelques jours seulement après son élection, les britanniques dépêchent à Washington un émissaire du nom de Christopher Montague Woodhouse qui est à l’emploi du Secret Intelligence Service.  Il y rencontre de hauts placés de la CIA et du State Department, mais s’écarte des arguments évoqués jusque là par les Britanniques.  Il ne demande pas d’appui pour renverser Mossadegh et reprendre les avoirs pétroliers, mais fait valoir la menace communiste qui plane sur l’Iran.

Les réserves pétrolières de l’Iran sont énormes, le pays a une longue frontière avec l’Union soviétique, un parti communiste actif (le Tudeh) et un premier ministre nationaliste.  Il obtient une oreille attentive des frères Dulles, John Foster (nouveau secrétaire d’État) et Allen (nouveau directeur de la CIA).  Rappelons que c’est l’époque de la Guerre froide et que l’administration Eisenhower voit le monde comme un champ de bataille idéologique et chaque conflit mineur par le prisme de la grande confrontation est-ouest.

Kermit RooseveltPeu après l’assermentation de Eisenhower le 20 janvier 1952, les frères Dulles informent leurs homologues britanniques qu’ils sont prêts à aller de l’avant avec le renversement de Mossadegh.  Le coup d’État portera le nom de code AJAX, ou dans le jargon de la CIA, TPAJAX.  Et pour mener à bien l’opération, la CIA désigne un agent qui possède une vaste expérience du Proche-Orient, Kermit Roosevelt, petit-fils de l’ex-président Theodore Roosevelt.

On croirait le récit que fait Kinzer des manipulations auxquelles s’adonnera Roosevelt pendant des mois jusqu’au coup d’État (15 au 19 août 1953) tiré d’un roman de John le Carré.  Tout y est : corruption d’officiers de l’armée, diffusion de fausses nouvelles dans les journaux, emprise sur la radio nationale, agents provocateurs dans des manifestations, fuite puis retour du monarque Mohammad Reza Shah aux commandes de son avion personnel, bref, un véritable scénario de film.

Mohammad Reza ShahMossadegh fut renversé avec la complicité de Mohammad Reza Shah qui signa le décret sa destitution et de son remplacement par un premier ministre pantin, Fazlollah Zahedi.  L’AIOC tenta par la suite de reprendre sa position de dominance sur l’industrie pétrolière, mais dû faire des compromis et partager la manne avec des sociétés non-britanniques qui néanmoins conservèrent le nom qu’avait donné à l’entité nationalisée, la National Iran Oil Company.  Ce n’est qu’«après coup» que la population iranienne comprendra que les puissances étrangères ont manipulé leur destin constitutionnel.

Les années qui suivent voient l’Iran prospérer sur le plan économique, mais un Shah qui s’appuie sur des méthodes brutales avec sa police secrète (la Savak) pour éliminer ses opposants.  Puis, en 1979, la révolution islamique éclate et le monarque doit s’exiler.  Il mourra d’un cancer en Égypte en juillet 1980. 

Le 17 mars 2000, le président Bill Clinton qui tentait alors un rapprochement avec le régime iranien approuva un discours d’excuses que livra sa secrétaire d’État Madeleine Albright devant les membres du American-Iranian Council.  «En 1953, les États-Unis ont joué un rôle capital pour orchestrer le renversement du populaire premier ministre iranien Mohammad Mossadegh.[...]  L’administration Eisenhower croyait que ses actions étaient justifiées pour des motifs stratégiques.  Mais le coup a signifié un recul pour le développement politique de l’Iran.  Et on voit bien maintenant pourquoi bon nombre d’Iraniens continuent d’être indignés par cette intervention des États-Unis dans leurs affaires intérieures.»

Otages TéhéranPour Kinzer, «Les religieux fondamentalistes qui ont consolidé leur pouvoir en Iran au début des années quatre-vingt n’on pas seulement imposé un fascisme religieux dans le pays, mais ont également fait de leur pays un centre de propagation de la terreur à l’étranger.» Selon lui, leur appui aux étudiants qui ont pris d’assaut l’ambassade des États-Unis le 4 novembre 1979 et qui ont gardé le personnel en otage durant 444 jours n’a marqué que le début de leur campagne anti-occidentale.  Par la suite, ils ont financé et armé le Hamas, le Hezbollah et d’autres factions au Proche-Orient.

Leur dévotion à un islamisme radical et leur acceptation de la violence extrême en ont fait des héros pour des millions de fanatiques dans bien des pays.  Parmi ceux qu’ils ont inspiré figurent les Afghans qui ont fondé le mouvement Taliban qui, une fois au pouvoir, ont permis à Oussama Ben Laden de se doter d’une base pour lancer ses attaques terroristes.

«Ce n’est nullement tiré par les cheveux que d’établir un lien entre l’Opération AJAX, le régime oppressif du Shah, la révolution islamique et les tours enflammées du World Trade Center» écrit Kinzer.

Selon lui, le monde a payé un lourd tribut pour l’absence de démocratie à travers le Proche-Orient.  «L’Opération AJAX a montré aux tyrans et aux aspirants tyrans que les grandes puissances mondiales sont prêtes à tolérer l’oppression sans limites, tant et aussi longtemps que les régimes oppressifs se montrent favorables aux pays occidentaux et aux compagnies pétrolières occidentales.»

Son opinion est d’ailleurs partagée par d’autres spécialistes du Proche-Orient.

Mary Ann Heiss, professeure associée à l’université d’État de Kent et auteure de Empire and Nationhood: The United States, Great Britain, and Iranian Oil, 1950-1954 : «En contrecarrant le nationalisme iranien, le conflit pétrolier des années cinquante a semé le germe de la révolution islamique qui devait éclore vingt-cinq ans plus tard et installer à Téhéran des régimes bien plus anti-occidentaux que celui de Mossadegh.  Et les répercussions continuent de se faire sentir dans le Golfe persique et ailleurs.»

William Roger Louis, professeur en études du Proche-Orient à l’université du Texas à Austin, et auteur de The Special Relationship: Anglo-American Relations : «Les nations, comme les individus, ne peuvent être manipulées sans qu’il y ait un sentiment chez la victime qu’il faudra bien un jour régler des comptes.[...] À court terme, l’intervention de 1953 semblait avoir été efficace.  À long terme, le vieux principe selon lequel il ne faut pas intervenir semble être dicté par la sagesse politique.»
|