12.1.07

La guerre des télécoms aux États-Unis

Vers 1h37 le 18 janvier 2002, 31 des 112 wagons d’un convoi ferroviaire du Chemin de fer Canadien Pacifique déraillent près de la petite localité de Minot au Dakota Nord.  Cinq wagons contenant environ 560 000 litres d’ammoniaque anhydre, un gaz liquéfié comprimé, hautement toxique, que l'on utilise en agriculture, sont éventrés et un panache de vapeur recouvre la scène de l’accident, puis gagne les sections habitées de la ville.  Environ 11 500 résidants de Minot qui en compte 37 000 seront affectés par les vapeurs toxiques.  (Voir le rapport d’incident de la National Transportation Safety Board.)

Les autorités tentent de communiquer des consignes d’urgence à la population de la région, mais les six stations de radio locales, toutes propriété de la société Clear Channel Communications, sont désertes.  Pourtant la programmation est bel et bien en ondes, mais il s’agit de stations «automatisées» dont l’exploitation ne nécessite la présence d’aucun personnel la nuit.

Fighting for AirC’est par ce récit que commence le plus récent livre de Eric Klinenberg, Fighting for Air: The Battle to Control America's Media qui vient d’être publié chez Henry Holt et qui porte un regard très critique sur la concentration des médias aux États-Unis.  Stations de radio préprogrammées automatiquement, stations de télévision alimentées à distance, journaux «coquilles vides» dans lesquels la publicité ne sert qu’à encadrer des dépêches d’agences sont le fruit de cette concentration.  Si elle s’avère très rentable pour les conglomérats de médias, et qu’elle ait été rendue possible par la négligence des organismes de régie et de surveillance, elle n’en sape pas moins les bases de l’information locale.

Eric KlinenbergKlinenberg nous avait déjà donné en juin 2005 l’excellent Heat Wave: A Social Autopsy of Disaster in Chicago, qui relatait la canicule de 1995 à Chicago qui a fait près d’un millier de victimes.  (Voir Des canicules : retour sur Chicago en 1995, 29 juin 2005).  Professeur de sociologie à l’Université de New York, Klinenberg a d’abord mené quelques projets de recherche à Chicago, sa ville natale, puis travaillé au Centre de sociologie européenne sous la direction de Pierre Bourdieu.  De retour à Chicago, il entreprend la rédaction de son «post-mortem social» de la tragédie urbaine de la canicule de 1995.

Déjà dans Heat Wave, Klinenberg avait observé un dysfonctionnement médiatique.  Par exemple, le samedi 15 juillet 1995 fut la journée la plus mortelle de la canicule de Chicago, on dénombra alors quelque 300 victimes.  Les fins de semaine, les journaux fonctionnent avec un effectif réduit, ce sont principalement des reporters généralistes, des stagiaires ou des journalistes à contrat de durée déterminée (les one-years dans le jargon) qui s’affairent dans les salles de rédaction.  Les journalistes dont l’affectation principale était les services publics (police, incendie, ambulances, bureau du coroner, morgue, etc.) étaient également en congé, tout comme ceux affectés à l’hôtel de ville et à la politique municipale.  Faute de ces spécialistes, il était donc difficile pour les médias d’avoir une idée précise de l’ampleur de la tragédie qui se déroulait, et de la réaction des services publics.

Le cas du déraillement de Minot pose le problème de manière différente.  Selon Klinenberg le public veut de l’information sur son entourage immédiat, sur l’actualité et la culture locale.  En outre, si une crise survient, il tient à recevoir des consignes d’urgence.  Toutefois, en raison de la concentration de la propriété des médias, et de la recherche de hausses de rendement qui porte les grands conglomérats à tout vouloir centraliser pour réaliser des économies, le public se trouve floué dans ce nouveau paysage médiatique.

Une des solutions avancées par Klinenberg vise l’attribution des licences de diffusion qui devrait favoriser davantage les petits groupes communautaires en mesure de produire cette information locale tant souhaitée.  L’attribution de licence pour des émetteurs en MF de faible puissance pourrait rétablir l’équilibre entre grands conglomérats et médias de proximité.

Malgré la montée en puissance des blogues et du journalisme citoyen, Klinenberg ne croit pas qu’Internet soit la solution à la carence d’information locale.  En entrevue avec Bill Moyers de la chaîne publique PBS, il a dit reconnaître qu’Internet a beaucoup à offrir sur le plan de l’information, mais que l’information locale n’en a pas profité.  «Je suis sceptique quant au mythe qui veut que l’on n’ait pas à se soucier de la baisse de la couverture de l’information locale car les journalistes citoyens prendront la relève.  Je crois qu’il y a de superbes blogueurs qui ont des choses intelligentes à dire, qui écrivent bien et qui formulent des opinions structurées.  Mais est-ce de l’actualité locale soutenue?  Ça nécessite des ressources, des compétences, et un appui institutionnel.  Ce n’est pas quelque chose que les citoyens peuvent faire aussi bien que les professionnels.[...] Si on ne dispose pas d’une couverture journalistique professionnelle pour examiner ce qui se passe au conseil municipal, au conseil scolaire, en matière de routes, d’hôpitaux et d’entreprises locales, on ouvre la porte à des abus terribles.» (Voir Moyers on America, PBS).

Klinenberg remet donc en question le journalisme citoyen et les tendances comme le placeblogging, ces sites hyperlocaux traitant en grand détail de nouvelles dans un quartier donné et qu’on a tendance à les associer au terme «journalisme citoyen».

Toutefois, certaines grandes chaînes de médias prennent la menace du placeblogging au sérieux.  Par exemple, à Muncie (Indiana), le journal local (Star Press, propriété de la chaîne Gannett) a ouvert une section de son site aux contributions de ses lecteurs.  Il tente ainsi de contrer l’action du placeblog Muncie Free Press ouvert récemment.  Il interdit même tout lien pointant vers ce placeblog comme le rapporte Lisa Williams de Placeblogger.  (Voir Newspaper to Local Blogs: Drop Dead, Placeblogger, 10 janvier 2007.)
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