Écho techno
par
Jean-Pierre Cloutier

Publié dans l'Infoduc, édition 1998

Certains chiffres sonnent parfois l'heure du réveil.  Exemple : la génération dite des «baby boomers» représente en Amérique du nord 85 millions de personnes.  Mais on oublie parfois les 88 millions d'enfants nés de cette génération si souvent décriée, qui ont maintenant moins de vingt ans.  Les premiers enfants à vivre dès leur jeune âge dans un univers de médias numériques, les premiers à être plus à l'aise avec les nouveaux modes d'apprentissage que leurs parents ou leurs enseignants.

Jamais de l'histoire de nos civilisations un bouleversement technologique comme les NTI, de par son ampleur, sa complexité et la vitesse avec laquelle il s'est imposé n'aura tant arrimé l'école de l'époque au milieu de travail du lendemain, ce nouveau monde des infostructures dont parle Michel Cartier.

L'avènement de l'imprimerie ne constituait que l'extension des manuscrits, avec toutes les barrières de classe sociale qui caractérisait l'alphabétisme et l'accès aux livres.  Le téléphone ne servait pas à l'école, bien que ma directrice au primaire l'ait souvent utilisé pour communiquer avec mes parents.  Les conséquences étaient plus souvent qu'autrement fâcheuses pour moi; c'est peut-être pourquoi, à ce jour, j'ai horreur de ce médium.  L'arrivée du chemin de fer, de la voiture automobile ou de l'avion ont eu peu d'impact sur l'enseignement de base, simples extensions de notre possibilité de se déplacer par force animale.  Radio, télévision, on connaît le dossier.

Mais que faire en milieu pédagogique avec une technologie qui représente une extension du cerveau lui-même, calqué sur les connexions synaptiques, ayant les mêmes qualités de résilience, modifiant en profondeur les rapports communicationnels entre signifiant et signifié, permettant d'être curieux de sa propre curiosité?

Je fréquente peu le milieu de l'éducation, même si j'y ai de bons amis.  Mais chaque fois que j'assiste à des conversations sur les NTI, j'ai toujours l'impression que c'est la querelle des anciens et des modernes qui se joue de nouveau.

Le manifeste du technoréalisme, publié en mars et signé initialement par une douzaine de digeratis, affirme que brancher les écoles n'est pas une solution, que les problèmes qu'on y vit (coupes budgétaires, écarts sociaux, surnombre d'élèves par classe, infrastructures défaillantes, batailles de normes) n'ont rien à voir avec la technologie.  Et que, par voie de conséquence, les ordinateurs et le branchement (encore faudrait-il déterminer ce que l'on entend par là) ne contribueront que de manière marginale à résoudre les problèmes de l'école, à paver la voie à une refonte pédagogique véritable.

Selon John Browning et Spencer Reiss, auteurs de l'«Encyclopédie de la nouvelle économie», l'éducation et plus généralement la formation constituent la forme la plus importante d'investissement dans une économie de l'information et du savoir.  C'est l'éducation qui permet aux individus de maîtriser l'acquisition de l'information (matière première) et sa transformation en connaissance (produit ouvragé, utile); le bon vieux concept d'«apprendre à apprendre» fait un retour en force.

Il est en cela invité par une nouvelle formulation, l'«apprentissage juste-à-temps» (just-in-time learning) qui suit le modèle industriel de l'approvisionnement juste- à-temps (just-in-time delivery).  On se débarrasse des inventaires lourds coûteux et on commande des outils et des matériaux qui seront livrés juste-à-temps pour produire les biens et services qui seront revendus.  Transposé au domaine de l'éducation, on apprendrait à apprendre ce qu'il nous faut connaître, à trouver ce que l'on cherche et qui pourrait nous être utile, au fil des besoins de notre parcours de vie.  Ici, la technologie qui favorise la constitution de réseaux humains et techniques, et l'accès aux bases de données et aux compétences, joue un rôle prédominant.

Mais dans tout ce débat, ce qu'il faut se demander c'est si les enseignants enseignent à apprendre à l'aide des NTI, ou s'ils se servent d'elles pour perpétuer d'anciens schèmes pédagogiques?

Un enseignant me disait, récemment, utiliser le courrier électronique pour recevoir les travaux de ses élèves.  Ils corrigeait les travaux, les commentait, puis les retournait par CÉ aux expéditeurs, tout fier d'utiliser Internet dans ses activités d'enseignement.

Je suis resté fort perplexe sur cette démarche.  Comment pouvait-il prétendre «exploiter» les NTI alors qu'il ne s'en servait que pour reproduire un schème d'enseignement des plus conventionnels? Est-ce vraiment ce qu'attendent les 88 millions d'étudiants dont on parlait en début de texte et qui se retrouveront sous peu dans la nouvelle économie?

Et le problème ne se limite pas à eux.  Pour la première fois de l'histoire aux États-Unis, presque la moitié des personnes inscrites dans les colleges américains sont âgés de plus de 25 ans.  Pour bon nombre, il s'agit de personnes qui retournent aux études grâce à une aide financière consentie par leurs employeurs qui y voient un bon «investissement».  Mais la majorité sont des personnes qui «raccrochent» après des expériences de travail où elles ont souvent utilisé des technologies de pointe.  Elles investissent en elles-mêmes, en leur potentiel de réussite dans une économie du savoir.

On le voit, ce sont deux clientèles (bien que je déteste le mot) exigeantes sur le plan de la technologie et on se demande si elles sont bien servies, si on répond à leurs attentes.

Fin mars, au moment d'écrire ces lignes, on attend le dévoilement de la politique québécoise en matière d'inforoutes.  On s'attaquera certainement à l'insuffisance et à la désuétude des équipements, on tentera de donner son élan à la production de contenus pédagogiques, on voudra insister sur la formation des enseignants.

Mais les orientations, reprises ou nouvelles, n'auront d'effet que si le corps enseignant dans son ensemble ne change sa manière de penser et s'imprègne d'une véritable culture de réseaux, fasse la distinction entre données, informations, connaissances et savoir.

Il faut reconnaître en bons technoréalistes que la bonification du parc informatique du milieu de l'éducation n'est pas le remède miracle, qu'elle risque bien de n'avoir que peu d'effet si elle ne s'accompagne pas d'un changement de mentalité.  Et c'est surtout là qu'il faudra travailler.

-30-

©  Septembre Média inc.


Page d'accueil - Menu des articles

URL : http://www.cyberie.qc.ca/jpc/articles/echotech.html
Mise en ligne : 10 avril 1998