Dixit Laurent Laplante
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Québec, le 4 septembre 2000
Le courage de Bill Clinton

Soupir de soulagement dans bon nombre de capitales, à commencer par Moscou, Paris et Beijing : le président américain s'en remet à son successeur du soin de déployer ou non un bouclier antimissiles.  Le côté étrange de l'affaire, c'est que plusieurs capitales interprètent le virage de Clinton comme une preuve de courage.  Comme si des félicitations excessives et imméritées pouvaient inciter le successeur de Clinton à enterrer le projet.

Les aspects bizarres ne manquent pas dans ce projet de bouclier.  Pendant un temps, il symbolisait avec arrogance et candeur le simplisme politique de Ronald Reagan.  La planète, il la concevait en noir et blanc.  Il partageait l'humanité en bons et en méchants.  Les bons, autrement dit les Américains, méritaient la sécurité; les autres devaient se résigner aux aléas de l'existence.  Dans cette vision, il était légitime que la nation élue s'abrite sous un parapluie taillé à la mesure de son territoire et que les autres puissent être à jamais soumis à tous les chantages.

Les démocrates, bien sûr, se gaussaient de cette vision manichéenne.  N'étaient-ils pas, eux, les fils spirituels des leaders qui avaient chargé les épaules américaines de la responsabilité du monde?  N'étaient-ils pas ceux sur qui compter pour défendre la démocratie partout où elle était menacée?  Ils qualifiaient d'égoïste et d'anachronique l'idée de ne demander aux États-Unis que la défense de leur sol.  Dès le retour des démocrates à la Maison blanche, on assisterait donc à l'enterrement du projet reaganien.

Or, voilà que, au cours des derniers mois du règne Clinton, le projet d'un bouclier étroitement américain refait surface et, qui plus est, reçoit l'aval présidentiel.  On n'en est pas encore au déploiement, mais le principe semble accepté.  Un mauvais prétexte sert à justifier la volte-face grossière : les États-Unis ont toute confiance en leurs partenaires du Conseil de sécurité, mais ils se méfient, prétendent-ils, de pays irresponsables et dotés de l'arme nucléaire.  Par exemple, la Corée du Nord, l'Iran, l'Irak...  Le sophisme ne trompe personne et les protestations fusent de toutes parts.  La Chine et la Russie redoutent la reprise d'une course aux armements dont elles n'ont pas les moyens.  La France perd l'atout de l'autonomie nucléaire acquise avec de Gaulle.

Pourquoi cette volte-face?  On est forcément réduit aux spéculations.  On peut penser, cependant, que les démocrates, traînant de l'arrière dans les sondages, ont récemment jugé bon de courtiser intensément l'opinion américaine la plus conservatrice.  Clinton a imposé aux Palestiniens le stérile et humiliant rituel d'un Camp David piégé et biaisé.  Son épouse et candidate démocrate à New York a cassé du bois sur le dos de Yasser Arafat.  Gore s'est affublé d'un colistier sincère et tonitruant, honnête et intolérant.  C'est dans le contexte global de cette offensive démocrate pour reconquérir le centre et même la droite de l'électorat qu'il faut situer le ralliement des démocrates au projet de bouclier antimissiles.

Or, les sondages montrent, depuis quelques jours, une nette remontée de Gore.  La défaite qui s'annonçait n'aura peut-être pas lieu.  Il n'en faut pas davantage, lorsque l'opportunisme pèse plus lourd que les convictions, pour que Clinton retire une partie de ses concessions.  Il était prêt à pactiser avec le diable, mais il renoncera à ce partenariat s'il est inutile.

Il ne s'agit donc pas de courage, mais de calcul.  Il ne s'agit pas non plus d'une décision inspirée par une sagesse de dimension planétaire, mais d'une intervention dictée par les incertitudes de la course à la présidence entre Gore et Bush.  On peut d'ailleurs penser, sans risque d'erreur, que la Russie, la Chine, la France savent cela.  Chacun de ces pays estime, toutefois, que tout sursis est bon à prendre et que l'encens des louanges permettra peut-être de le prolonger.  En poussant la paranoïa un cran plus loin, on peut même penser que l'administration Clinton a aidé à l'orchestration de ce concert de louanges.  Le troc, en tout cas, est vraisemblable : «  Je suspens le projet et, en contrepartie, vous dites assez de bien de moi pour que l'électorat américain sache que la planète préfère les démocrates. »  Du coup, les démocrates progressent sur deux fronts : à droite, en se réservant de ranimer le projet de bouclier spatial; à gauche, en reprenant le discours pacifiste.

Si c'est cela le courage, beaucoup en sont pourvus et il devrait être possible de le coter en bourse.


Le rêve d'échapper à la condition humaine
National Missile Defense (American Federation of Scientists, en anglais)

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© Laurent Laplante / Les Éditions Cybérie, 1999, 2000
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