Dixit Laurent Laplante, édition du 6 novembre 2000

Gore ou Bush?
par Laurent Laplante

L'importance que revêtent les sondages dans la course entre Bush et Gore pour l'obtention de la présidence américaine est telle qu'il devient malaisé sinon impossible de circonscrire ce qui distingue durablement les deux hommes. Chacun, en effet, révèle de ses convictions ce qui peut lui valoir des votes. Chacun élague de ses pensées ce qui peut déplaire. Chacun dose son agressivité ou sa courtoisie selon les humeurs du public. Bien malin qui peut déterminer ce que les déclarations élaborées sous ordonnance stratégique et les poussées nationales d'adrénaline laisseront comme traces indélébiles dans le prochain quadriennat des États-Unis.

Des facteurs normalement importants exercent cette fois une influence négligeable. Parce que le pouvoir législatif appartient présentement aux républicains et que la Cour suprême a subi plus d'assauts de la part de Nixon ou de Reagan que de la part de Carter ou de Clinton, on préférerait, pour la survie des « checks and balances » américains que la Maison blanche demeure entre les mains des démocrates. Le raisonnement, cependant, ne vaut qu'à demi, car le scrutin de la semaine prochaine peut, théoriquement, redonner au parti démocrate un poids nouveau au sein du pouvoir législatif.

De la même manière, on pourrait souhaiter que la Maison blanche, après les irresponsabilités du président Clinton et les pirouettes démagogiques de son épouse, se redonner une rigueur et passe aux républicains. Là non plus, le raisonnement ne vaut pas, car le candidat Gore a soigneusement veillé à mener campagne sans la moindre référence à son prédécesseur et semble déterminé à se conduire autrement.

Ce qui achève, dans le contexte actuel, de confondre les deux candidatures en une seule option insatisfaisante, c'est l'incapacité de Gore comme de Bush à parler de façon respectable des responsabilités américaines à l'échelle planétaire. Ni l'un ni l'autre ne tente d'éveiller les Américains à l'importance de l'ONU. Ni l'un ni l'autre n'exprime un souci américain d'adhérer aux traités qui préconisent la création d'un tribunal international des crimes commis contre l'humanité, qui affirmeraient sans restriction les droits des enfants, qui lèveraient enfin les embargos honteux qui, malgré les nuances, frappent toujours l'Irak et Cuba. Ni l'un ni l'autre ne parvient à démontrer que les bombardements de la Yougoslavie reçoivent aujourd'hui le suivi désirable et que Kostunica démantèlera vraiment le système de Milosevic. Ni l'un ni l'autre n'insiste pour que l'appui déterminant offert par la CIA à Pinochet soit dûment révélé et pour que Fugimori et ses acolytes des services secrets péruviens soient vraiment répudiés. Ni l'un ni l'autre n'ose dire, à propos du Proche-Orient, que les pierres des enfants ne justifient pas le recours aux blindés. Les deux camps ont adopté des dénominateurs communs qui tirent la politique extérieure des États-Unis vers le bas, vers ce qu'elle était jusqu'à l'époque du New Deal.

Une nuance sépare les deux exposés : en ce qui touche aux casques bleus présents dans l'ancienne Yougoslavie, le candidat Bush préconise un désengagement américain auquel le candidat Gore s'objecte encore. C'est peu.

L'incertain souque-à-la-corde entre les deux camps provoque même un plaidoyer passablement pervers. Le camp Gore reproche, en effet, au candidat marginal Ralph Nader de contribuer à son insu à l'élection de Bush et lui demande en conséquence de se retirer de la lutte. De fait, il est possible que les écologistes et les anti-OMC rassemblés autour de Nader privent le candidat Gore de la frange de 3 ou de 5 % qui fera la différence entre les deux options dominantes. Le Québec a vécu une stuation analogue en 1966 quand le RIN (Rassemblement pour l'indépendance nationale) a grugé un pourcentage comparable dans l'électorat libéral et a permis à l'Union nationale, avec 41 % des voix, de l'emporter sur le Parti libéral et ses 47 %. En ce sens, il est vrai, comme le martèle le camp démocrate, qu'un vote pour Ralph Nader rapproche le candidat Bush de la Maison blanche. C'est pourtant un étrange détournement de la démocratie que de demander à Nader de s'éclipser, alors qu'il incombait plutôt au parti démocrate de prêter une oreille plus attentive à ceux qui ne parviennent plus à distinguer les deux grandes formations partisanes. Il faut également que les démocrates pratiquent une étrange amnésie pour ne plus se souvenir qu'un tiers candidat, le très capitaliste Ross Perot, est intervenu dans des scrutins précédents et s'est construit une clientèle en appâtant surtout des républicains. Sans que les démocrates y voient une distorsion de la démocratie.

Peut-être, après tout, importe-t-il assez peu que Bush ou Gore l'emporte. Si Gore adhérait clairement à l'idéal qui rangeait jadis les démocrates au centre gauche de l'échiquier, il en irait autrement. Ce n'est plus le cas. On se contentera en l'occurrence d'une saine séparation des pouvoirs, c'est-à-dire d'une différence d'allégeance entre la Maison blanche et le pouvoir législatif, d'un contrôle démocrate à l'exécutif pour contrebalancer l'emprise républicaine au niveau du législatif. Un tel critère joue en faveur du candidat Gore, car il est peu probable que le pouvoir législatif revienne d'un coup entre les mains des démocrates. Une Maison blanche encore démocrate face à des chambres législatives encore républicaines, voilà qui au moins garantirait un débat et, qui sait, une moindre frilosité américaine. Si, au lendemain de l'élection présidentielle, les républicains contrôlaient et le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, le risque grandit de voir les États-Unis se verrouiller dans une politique encore plus isolationniste et ethnocentrique. Et de voir se réaliser, au grand dam de la planète, le projet scandaleux d'un bouclier antimissiles ne protégeant que les humains made in USA.

URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20001106.html

Accueil | Archives | Abonnement | Courrier | Recherche

© 1999-2000 Laurent Laplante et Les Éditions Cybérie. Tous droits réservés.