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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 13 novembre 2000

Une critique à recentrer

Nul média n'allait rater l'occasion de dauber sur le cafouillage électoral américain. Donner des leçons de démocratie à la planète entière et ne pas savoir compter les votes, voilà qui, admettons-le, manque de panache. La presse européenne en particulier s'est donc offert un petit plaisir sadique : celui qu'éprouve le gamin quand il voit le prétentieux conducteur de Jaguar subir la panne sèche et chercher, honteusement et à pied, la prochaine station service. Petit plaisir presque légitime qui ne dispense pourtant pas de recentrer la critique.

Qu'il soit d'abord permis de pondérer la charge. Plusieurs des pays européens, la France et l'Allemagne au premier chef, se sont tellement empêtrés récemment dans des « affaires » nauséabondes qu'ils devraient hésiter à cracher en l'air. L'Angleterre, qui bat tardivement sa coulpe à propos de la « vache folle », pourrait elle aussi réévaluer sa transparence. Les Parisiens, qui ne parviennent pas à arracher leur ville au clan Tiberi ni même à identifier les éventuels candidats à sa succession, pourraient se rappeller leurs propres difficultés avant de caricaturer le fouillis floridien. L'Europe entière, qui a tourné autour de l'embarrassant Haider au rythme d'une valse hésitation et qui a puni l'Autriche sans la punir tout en la punissant, pourrait marquer un temps d'arrêt avant de sonner l'hallali. Quand aux Canadiens, ils jugeront les États-Unis moins sévèrement s'ils relisent le rapport de leur Vérificateur général et s'ils admettent qu'ils participent présentement à une campagne électorale qui n'a aucune raison d'être.

Cela dit, il y a cafouillage. La toute-puissance américaine, qui fonctionne toujours de façon hésitante et imprévisible une année sur quatre, fait du sur-place cette fois plus longtemps encore que d'habitude. La sagesse séculaire et un peu cynique qui a toujours joint l'un à l'autre le « Le roi est mort » et le « Vive le roi », c'est-à-dire la fin d'un règne et le début d'un autre, cette sagesse bégaie. Cela ne peut durer sans grave conséquence, tant il est vrai que le policier américain ne peut s'absenter longtemps sans que l'ordre d'ailleurs contestable qu'il assure ne soit contesté.

Blâmer le système électoral américain n'est peut-être pas la meilleure piste à explorer. D'une part, parce qu'il a mieux résisté à l'usure du temps que la grande majorité des autres formules. D'autre part, parce que la présente difficulté est peut-être une rançon à payer plus que le signe d'une faillite.

Même si l'Europe parle toujours du Nouveau-Monde quand elle porte son regard vers l'autre rive de l'Atlantique, il est bon de rappeler que la constitution américaine est l'une des plus vieilles au monde, sinon la plus stable. Que certaines de ses « articulations » soient moins souples qu'elles le devraient ne devrait pas étonner. Le Nouveau-Monde vit sous sa gouverne depuis plus de 200 ans et n'a pas inventé en cours de route quatre républiques distinctes!

Le système américain a également le mérite, mérite parfois dangereux comme on le voit, de ne centraliser qu'un minimum de pouvoirs. Contrairement à ce qui se passe au Canada, par exemple, les pouvoirs résiduaires, c'est-à-dire ce qui n'est pas défini dans la constitution, demeure le domaine réservé de chacun des États. Chaque État américain rédige son code criminel et possède sa Garde dite nationale. Qu'on songe un instant au tollé que provoqueraient en sol canadien des prétentions aussi centrifuges. La rançon, c'est que tel État peut défendre ce qui ne fait pas consensus à travers le pays et que des anomalies comme le recours aberrant aux « grands électeurs » expose les États-Unis à ne pas céder la Maison-Blanche au candidat qui a obtenu le plus fort suffrage. Cette décentralisation à double tranchant empêche les États-Unis de brusquer leurs institutions autant que la France, par exemple, l'a fait à propos du vote proportionnel, de la cohabitation, de la durée du mandat présidentiel, de l'autonomie de la Corse... Comment exiger d'un système qu'il centralise sans jamais bureaucratiser ou qu'il décentralise sans courir le risque d'une dérive locale? Le meilleur des deux mondes est malheureusement hors d'atteinte.

Les dangers qui menacent les États-Unis, bien plus que ne le fait un système électoral parfois grinçant, ce sont l'information spectacle et la propension des professions légales à tout régenter. Pour une part, en effet, c'est la frénésie médiatique qui a converti un problème en crise et ce sont les avocats qui risquent de transformer une crise en maladie chronique. Parce que les médias ont présumé des résultats, ils ont conduit les deux candidats à se voir trop tôt vainqueurs et à convertir leurs espoirs en exigences. Parce que le doute s'est logé dans le processus électoral, les avocats se précipitent pour insérer partout des contestations qui seront difficiles à résorber. L'État de droit mérite le respect, mais pas l'opportunisme.

Si les médias et les plaideurs persistent à imputer au seul système des responsabilités qu'ils partagent avec lui, l'impasse se prolongera et coûtera cher, non seulement aux Américains, mais à une planète qu'ils contrôlent.

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© Laurent Laplante et les Éditions Cybérie