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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 14 décembre 2000

Convalescence ou bruit de bottes?

L'homme qui n'a pas obtenu tout à fait la moitié des suffrages dans un pays qui vote à 50 % devient donc, selon l'expression consacrée, l'homme le plus puissant de la planète. Étant donné que le nouveau président américain, en plus d'être handicapé par l'exiguité de sa base électorale, ne doit sa victoire qu'à des arguties encore moins convaincantes que celles de l'autre camp, il a comme première tâche et comme priorité absolue de redonner un minimum de crédibilité aux institutions et à la politique de son pays. Bush a le choix entre le doigté et l'arrogance, entre l'ajustement et le fracas, entre la convalescence et les bruits de bottes. Tout indique qu'il a déjà choisi la seconde voie.

Pour qu'il se préoccupe de sa légitimité et se sente contraint à une humilité au moins épidermique, il faudrait, en tout cas, que Bush ait radicalement changé au cours des cinq semaines d'incertitude qu'il vient de vivre. Jusqu'au soir du scrutin, en effet, ses positions devaient tout au simplisme et rien aux nuances. Il n'allait pas perdre de temps avec les inepties que sont les droits fondamentaux, avec l'idée d'un tribunal international pour juger les responsables de génocides, avec les reproches en provenance d'Amnistie internationale ou de Human Rights Watch ni, bien sûr, avec la mise au rancart du bouclier anti-missiles. Les États-Unis version Bush rééditeraient en le musclant le style Rambo ou John Wayne qu'affectionnait Ronald Reagan. Telle était la trajectoire promise par le candidat républicain. Reste à savoir si le président Bush convaincra maintenant le candidat Bush de faire peau neuve.

On ne voit pas, malheureusement, pourquoi le président Bush adopterait un autre ton que le candidat Bush. L'homme est de ceux qui pratiquent la peine de mort sans s'empêtrer dans les états d'âme, de ceux qui gèrent un État ou un pays en fonction des nantis et des fortunes plutôt que selon les besoins des pauvres, de ceux pour lesquels la défense des intérêts américains, au sens le plus capitaliste du terme, autorise n'importe quel débarquement de Marines. S'il était ainsi à l'échelle du Texas et s'il souscrivait à un tel credo en cours de campagne, on ne voit pas pourquoi, puisque la présidence a récompensé ses admirables réflexions, il troquerait son style guerrier contre des propos pacifiants.

Osons quand même deux réflexions moins déprimantes que cette lecture inexorable. D'une part, la Cour suprême des États-Unis a perdu assez de plumes pour qu'on s'interroge un peu partout sur l'indépendance judiciaire. D'autre part, les États-Unis ont si bien étalé les chancres de leur démocratie qu'ils devront admettre désormais qu'ils sont plus forts qu'admirables. Ce sont là deux acquis de poids.

Bien rares sont ceux, même parmi les gagnants républicains, qui affirmeraient demain la parfaite indépendance politique de certains juges de la Cour suprême des États-Unis. Oserait-on cette afffirmation que la rigolade agiterait les foules à la manière des vagues qui soulèvent les stades. Un clivage a ostensiblement traversé la Cour suprême des États-Unis en suivant de beaucoup trop près la ligne de fracture partisane pour qu'on puisse invoquer le hasard. Cela déçoit d'autant plus que le système américain prend pourtant certaines précautions pour ne laisser accéder à la magistrature suprême que des personnes acceptables aux diverses catégories d'élus. Un président a beau jeter son dévolu sur tel juge et rêver de le promouvoir à la Cour suprême, il ne réussit à le faire que si le pouvoir législatif donne son aval. Malgré cela, la Cour suprême vient de se révéler politiquement contaminée.

Dans le cas d'un pays comme le Canada, les précautions qui préludent à la nomination d'un juge à la Cour suprême du pays sont à peu près nulles. Le premier ministre ne prend conseil que s'il le juge bon et ne respecte dans sa sélection que des règles étroitement techniques, comme celle de l'appartenance au monde légal ou la connaissance de l'autre droit civil. Il est difficile de croire que notre Cour suprême, surtout dans les débats qui opposent le gouvernement central aux provinces, offre de meilleures garanties de neutralité que la Cour suprême américaine. Profitons de la déconfiture de nos voisins pour examiner nos propres précautions.

En se terminant de façon aussi piteuse, la course à la présidence américaine a étalé à la face du monde les insuffisances de sa démocratie. C'est une deuxième retombée utile. Les États-Unis ne seront pas moins puissants sous le règne de Bush, mais ils auront plus de mal à vanter leur moralité. Il leur sera plus malaisé de lever un index magistral et de sermonner les régimes qui dissimulent leur dictature sous des oripeaux démocratiques. Les États-Unis auront fourni la preuve, en effet, qu'ils savent eux aussi, comme tant d'autres, tricher avec les règles et convertir le processus démocratique en maquignonnage. Quand, fidèles à leur propension, les États-Unis entonneront de nouveau leurs hymnes à l'idéal démocratique, on entendra, mal couverts par les flonflons, les bruits de bottes. On saura que ce n'est pas la liberté de tel peuple que le drapeau étoilé est en train d'assurer, mais l'approvisionnement en pétrole ou pire encore. Si la nudité des motifs est un avantage, il faut savoir gré à cette campagne électorale d'avoir arraché quelques masques.

Notons enfin, pour nous en inquiéter, que les États-Unis entrent dans un quadriennat privé des contrepoids usuels de leur système. La présidence et la Chambre des représentants sont toutes deux républicaines et l'on vient de voir que leur connivence pouvait tabler sur les biais de la Cour suprême. On ne voit pas ce qui pourrait empêcher Bush d'user et d'abuser de ces circonstances « favorables ». Après tout, les démocrates ont eu plusieurs fois un tel monopole, tandis que les républicains s'en ennuient depuis Eisenhower...


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© Laurent Laplante et les Éditions Cybérie