ACCUEIL | ARCHIVES | ABONNEMENT | COURRIER | RECHERCHE

Dixit Laurent Laplante
Paris, le 5 février 2001

Le conservatisme compatissant

À force de détester George Bush, on risque de ne plus juger ses décisions à leur mérite. Qu'il incarne une dangereuse tendance au simplisme idéologique ne dispense pas ceux qui le critiquent de se méfier de leurs propres préjugés. Ainsi, le changement d'attitude de l'administration américaine face aux organismes confessionnels qui oeuvrent dans le domaine social devrait susciter une réflexion prudente et sereine plutôt qu'un cri d'alarme. On constaterait alors que les risques découlant du virage ne se situent pas tous où l'on pense.

Un des principes en cause dans le financement qu'offre le président Bush à des organisations philanthropiques mises sur pied par des groupes religieux, c'est celui de la laïcité de l'État. Selon une interprétation pure et implacable de cette laïcité, l'État doit ignorer les diverses manifestations des croyances religieuses et, à plus forte raison, s'abstenir de les encourager et de collaborer avec elles. Qu'on se rappelle à cet égard la polémique suscitée au sein de la Gendarmerie canadienne par les symboles religieux que voulaient arborer les agents d'origine sikhs et les querelles récurrentes que provoque en France le port du tchador.

Au Québec, la tentation est forte de s'aligner sur cette conception intransigeante. Le cléricalisme a régné si longtemps et avec tant de lourdeur dans tous les domaines que l'on redoute, à la moindre connivence entre l'État et un organisme confessionnel, un retour en force de l'emprise cléricale. La France, pour d'autres motifs et à partir d'une autre histoire, ne résiste pas toujours, elle non plus, au risque de confondre laïcité et anticléricalisme. Dans ces deux contextes, l'idée du président Bush de rendre des groupes religieux admissibles à la distribution de 12 milliards de dollars sonne comme une imprudence, peut-être même comme un asservissement de l'État. Et le ton pompeux qu'on adopte pour vanter le conservatisme compatissant n'a rien pour désarmer la méfiance.

On peut voir les choses de façon plus nuancée. On peut, par exemple, exiger de l'État une fidélité parfaite au principe de l'équité à l'égard de tous les citoyens sans l'obliger pour autant à présumer et à imposer un vacuum religieux. Dans la première hypothèse, l'État exige que disparaissent les symboles visibles de la conviction religieuse; dans la seconde, l'État les tolère tous, les enveloppe tous dans une égale indifférence et n'intervient que si un groupe religieux prétend mettre en place un ordre public fondé sur la foi. Les États-Unis n'ont pas attendu la présidence de George W. Bush pour choisir la seconde hypothèse.

La formule Bush comporte quand même des risques. Tant que les organisations confessionnelles répondent comme tout le monde à des appels d'offres et sont jugées selon des critères universels et applicables à toutes les propositions, les dangers de dérive s'amenuisent. Si, en revanche, le facteur religieux devient un atout aux yeux des services gouvernementaux, la neutralité de l'État est gravement et imprudemment menacée. L'État doit, d'autre part, veiller à ce que ses fonds ne servent pas indirectement au lavage des cerveaux. Cela devrait obliger l'État à préciser sa propre conception de la citoyenneté, de la liberté et de l'autonomie des consciences. Si un État n'a pas de notions claires à ce sujet, il sera forcément démuni quand viendra la nécessité d'imposer des limites au travail des sectes. À écouter le président Bush, il est clair que ce risque plane. Le problème n'est pas que des groupes confessionnels présentent des projets; il naît de ce que le président semble biaisé en faveur de ces groupes. Cela peut conduire l'administration américaine sur deux écueils : de mauvais choix de collaborateurs et une impuissance à empêcher les débordements.

Les risques, cependant, ne sont pas tous du côté de l'État ou de la société en général. Ils sont aussi, qu'on ne s'y trompe pas, du côté des groupes qui sollicitent des fonds publics. L'expérience qu'ont vécue et que vivent toujours ces groupes est là pour en témoigner. Et cette expérience dit ceci : celui qui finance aime bien mettre son nez dans la régie interne des organismes qu'il alimente et même dans leurs orientations fondamentales. Elle dit également ceci : le gouvernement qui finance est également le gouvernement qui définit la gamme des services à offrir et qui fera pression pour qu'un groupe intègre son activité à la planification d'ensemble. Les groupes subventionnés apprennent vite, à leurs dépens, que la subvention est synonyme de dépendance et de tutelle plus ou moins explicite. Au bout de quelques années, le besoin social auquel le groupe entendait faire face subit une redéfinition. Les priorités gouvernementales prennent le pas sur la mission que le groupe s'était donnée et la subvention prend figure de conscription. À cela s'ajoute le risque pour les groupes soutenus par des fonds publics de devoir consacrer d'année en année énormément de temps et d'énergie à remplir des formulaires, à quêter les approbations, à justifier les pédagogies.

Il n'est certes pas dit que l'administration Bush va éviter tous les dangers que présente cette collaboration avec des groupes d'inspiration religieuse, mais il n'est pas dit non plus que le principe même d'une telle collaboration soit à rejeter à partir d'une autre orthodoxie.

RÉFÉRENCES :


Imprimer ce texte



ACCUEIL | ARCHIVES | ABONNEMENT | COURRIER | RECHERCHE

© Laurent Laplante et les Éditions Cybérie