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Dixit Laurent Laplante
Paris, le 8 février 2001

À quand le contenu, M. Landry?

À entendre Bernard Landry souffler sur les braises du feu souverainiste, on mesure mieux la tiédeur qui fut l'attitude presque constante de Lucien Bouchard sur ce thème pendant son règne. Il ne suffit pourtant pas, n'en déplaise à M. Landry, de viser le triomphe de la souveraineté pour que les choix politiques offerts aux Québécois en soient de vrais. Encore faut-il donner au projet souverainiste un contour précis. Si le Québec entend s'agenouiller devant le libéralisme sauvage, il n'a nul besoin de l'indépendance pour le faire.

M. Landry simplifie et dénature les perspectives quand il signale à ses plus chauds partisans qu'il leur faut réussir ce que même « le grand René Lévesque » n'a pas atteint tout à fait. S'il n'a dans la tête que le triomphe de la thèse souverainiste, M. Landry a substantiellement raison. Si, cependant, on prend en compte l'ensemble des défis auxquels s'attaquait René Lévesque, M. Landry minimise gravement les résultats de son prédécesseur. Le Parti québécois, sous la houlette de M. Landry, parviendrait-il à rendre le Québec souverain qu'il n'aurait pas nécessairement transformé la société québécoise autant que l'a fait la gouverne de M. Lévesque. Car le Parti québécois de René Lévesque ne vantait pas seulement l'indépendance; il proposait également une « moralisation » de la vie collective. C'est cela qu'escamote le discours de M. Landry.

À lui seul, l'exemple du Sommet des Amériques est éloquent. Pendant que M. Landry se plaint que le Québec soit grossièrement écarté des tribunes alors même que le Sommet se déroule dans la capitale du Québec, la ville de Québec et le gouvernement du Québec se livrent à une intimidation préventive qu'aurait dénoncée et combattue un René Lévesque à son meilleur. Pour que des policiers municipaux en soient à arrêter des distributeurs de tracts antimondialisation, on peut en déduire que la « sensibilisation » des forces de l'ordre va bon train. Invoquer l'excès de zèle ou la mauvaise interprétation d'un règlement municipal ne convaincra personne. Tout en protestant légitimement contre les impolitesses du gouvernement central dans cette affaire, le Québec agit exactement comme lui en ce qui touche à la liberté de parole. Devenir indépendants pour accélérer la soumission aux mêmes impératifs, c'est insister à outrance pour que des matraques québécoises remplacent les matraques canadiennes, guère davantage.

Les pragmatiques auront tôt fait de me rappeler à l'ordre et de me montrer du doigt le calendrier. Nous n'en sommes plus, me diront-ils, aux nationalisations patriotardes et la marge de manœuvre des années 60 n'existe plus. Qu'il soit permis de répliquer qu'une indépendance qui ne ferait que réduire le gabarit économique du pays ne mérite pas qu'on s'y emploie. Pour que la souveraineté soit autre chose qu'un prétexte à frissons épidermiques et mieux qu'une « crispation identitaire », selon l'horrible expression créée par le mépris européen à l'égard des anciennes colonies, il faut qu'elle dise en quoi consistera sa différence. Si aucune différence n'est possible, à quoi bon?

Ne revenons quand même pas au fameux « budget de l'an 1 » qu'avait établi Jacques Parizeau pour rassurer l'opinion. Ne reprenons pas non plus les calculs opaques et réducteurs par lesquels les économistes et comptables des deux camps démontraient que la souveraineté serait financièrement profitable ou, au contraire, désastreuse. Ces offensives chiffrées n'ont jamais convaincu qui que ce soit. La différence purement économique ne dit pas tout. Elle ne dit surtout pas l'essentiel.

L'essentiel, c'est de savoir si, dans le pays que propose Bernard Landry, on financera les soins de santé et de bien-être selon les besoins des gens ou, comme ailleurs ou comme aujourd'hui, selon les pressions des professionnels de la santé. De savoir si les étapes primaire et secondaire du parcours éducatif recevront enfin le nécessaire ou si les pressions universitaires continueront à aspirer les ressources vers le haut. De savoir si l'on invitera l'université à revenir à sa fonction essentielle de « conscience critique » ou si, en fidèle dérive mercantile, on aidera l'université à se mettre davantage au service de l'entreprise à but lucratif et des corporations fermées. L'essentiel, c'est de savoir si le droit à la parole publique sera respecté même pendant le Sommet des Amériques ou si les ténors de la mondialisation niveleuse auront l'aide du Québec pour monopoliser les tribunes et les manchettes.

Il se peut, bien sûr, qu'en précisant le contenu culturel et social du projet souverainiste, on « fasse peur au monde ». En quoi cela serait-il tragique ou même étonnant? On aurait quand même réhabilité les valeurs qu'on encense à condition que jamais elles ne pèsent sur les décisions concrètes : la démocratie, la liberté, la solidarité. Si le Parti libéral et le Parti québécois offrent un seul et même type de gestion et imaginent tous deux le Québec en version miniaturisée du libéralisme triomphant, il n'y a pas démocratie. Il y a deux fois la même chose. En effet, les citoyens n'ont alors devant eux rien qui ressemble à un choix, rien qui exige l'exercice démocratique. Qu'on enterre alors le cérémonial trompeur de l'élection et qu'on demande à Standard & Poor's ou au FMI de désigner comme premier ministre le gestionnaire le plus conforme à leurs préférences.

René Lévesque détestait les caisses électorales occultes. Il substitua les appels d'offres publics au pistonnage qui avait cours et que préférait la horde des petits et grands maquignons. Il n'avait pas de sympathie pour les « scabs » même si les entreprises trouvaient que le recours aux briseurs de grève était un de leurs droits sacrés. Il est exact que ce René Lévesque n'a pas fait triompher l'indépendance et que ceux qui croient en cette cause doivent le dépasser. Mais on ne rivalise avec lui à armes égales que si l'on apprécie plus généreusement son bilan social, culturel, éthique.


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© Laurent Laplante et les Éditions Cybérie